‘’Kal Tamashaq’’, ceux qui parlent la langue
« Fais de ta plainte un chant d'amour pour ne plus savoir que tu souffres.»
Proverbe touareg
« Dès le Moyen Âge, s’élabore dans les écrits arabes un portrait stéréotypé des ‘’hommes voilés’’ qui arpentent le désert à l’ouest de l’Égypte jusqu’à l’Atlantique. L’image de ces nomades, buveurs de lait cru, guerriers farouches armés d’un javelot, d’une épée et d’un bouclier en peau d’antilope, cavaliers et méharistes intrépides maîtres incontestés des routes, suscite des sentiments mêlés de fascination et d’effroi.
Intrigués au plus haut point par ces êtres mi-hommes, mi-diables à la force surnaturelle, les voyageurs arabes s’intéressent aux procédés de fabrication du fameux bouclier blanc en peau d’oryx et s’appesantissent également sur l’étrange coutume vestimentaire des hommes qui se masquent le visage. Leur stupéfaction se transforme en indignation lorsqu’ils constatent, en plein XIVème siècle, la place prépondérante accordée aux femmes, ou encore la transmission de l’héritage au fils de la sœur, alors que ces populations connaissent l’islam depuis longtemps.
Leurs ancêtres, les berbères sahariens almoravides, ne sont-ils pas à l’origine d’un vaste empire musulman qui unifia l’Afrique de l’Ouest et l’Espagne aux XIe et XIIe siècles? »
Cette image des touaregs, donnée par des écrivains arabes au Moyen Âge, que nous confie Hélène Claudot-Hawad dans son livre ‘’Touaregs. Apprivoiser le désert ’’, montre bien le mystère autour de ce peuple à la société matriarcale vivant dans cet endroit tout aussi mystérieux qu’est l’immensité saharienne.
Cet exotisme médiéval sera repris par les explorateurs européens surpris par la force de ces guerriers, le manque d’orthodoxie musulmane et surtout par la liberté accordée aux femmes. Mais devant la résistance des touaregs à la colonisation, cet exotisme de salon fera place à une perception de sauvagerie à leur encontre.
Mythologie et récits fondateurs
Les touaregs se voient comme un monde en mouvement, leur origine n’étant pas le début, ni leur futur la fin.
Eux se perçoivent comme des ''marcheurs de l’univers qui définissent les contours de leur identité et de leur culture au fur et à mesure du parcours accompli.’’
Leurs plus anciennes légendes disent que leurs ancêtres sont des géants vivant au temps où la pierre était molle, puis durcie, la pierre devint Aniguran appelé aussi Amamellen, héros civilisateur, inventeur du tifinagh et personnage central des contes enfantins.
Plus récente, et source de leur organisation matriarcale, est l’histoire de Ti n'Hinan, dont descendraient les touaregs du Hoggar, Ahaggar en tamasheq, et à laquelle ils font remonter l’origine des familles et des tribus, ainsi que de leur société.
Ti n’Hinan, ‘’celle qui vient de loin’’, ‘’celle des tentes’’, est dépeinte comme une princesse d’une tribu beraber venue du Tafilalet, à l’époque foyer important de l’islamisation du Sahara, avec sa servante Takama.
Arrivées à l’Ahaggar, les deux femmes auraient trouvé un pays vide, peuplé seulement de quelques idolâtres, les Isebaten, qui vivaient dans les hauteurs de la montagne.
Ti n’ Hinan eut trois filles qui donneront naissance aux tribus nobles de l’Ahaggar, Tinert, l’antilope, ancêtre des Inemba ; Tahenkot, la gazelle, ancêtre des Kel Rela et Tamérouelt, la hase, ancêtre des Iboglâ.
Quant à Takamat, sa servante, elle aurait eu deux filles qui engendreront les clans nobles sans chefferie.
Les époux ? Des génies ? Ou encore des Isebaten sauvages et pacifiques, au langage rustique, païens gardiens de chèvres vivant dans des grottes qui furent, pour Tin Hinan musulmane, cultivée et noble, une proie facile ?
Dans la philosophie touarègue, ces hommes, par leur absence de culture, la pauvreté de leur existence, incarnent l’altérité que l‘on doit cependant épouser afin de vivre et se développer. Car c’est la capacité à négocier avec l’extérieur pour enrichir l’intérieur qui différencie le dominant du dominé.
La femme touarègue, l'origine de toute chose
Maison, épouse, les deux termes s’appliquent à la femme, propriétaire de sa demeure. Maison que l’homme quittera en cas de veuvage ou divorce.
La liberté de la femme touarègue, son indépendance économique, lui confère un rôle de premier plan dans l’édifice social, celui de pilier central en assurant stabilité et continuité.
Dans l’imaginaire touareg, si l’élément féminin est à l’origine de toute chose, tout germe a besoin de son contraire pour se développer. Le ciel et la terre, l’intérieur et l’extérieur, la tente et le vide, le féminin et le masculin forment un tout pour la bonne marche de l’univers.
La conception du mariage, monogame, donc du couple, donne à la femme touarègue un statut social particulier.
Ses fonctions de mère fondatrice d’une lignée, d’épouse ou de sœur sont très respectées. Manquer de courtoisie à l’égard d’une femme est un motif de déshonneur masculin.
Un peuple, un désert et cinq pays
Répartis, en ordre décroissant, à cheval sur cinq pays : Niger, Mali, Algérie, Lybie, Burkina Faso, ils occupent un vaste espace politique, grand comme quatre fois la France.
Ils parlent un dialecte amazigh ancien, le ‘tamasheq’ et utilisent le ‘‘tifinagh’’, l’alphabet berbère dont ils sont depuis des temps reculés les principaux dépositaires et se nomment eux-mêmes ‘‘Imajaghen’’, terme proche de ’imazighen’, noble et libre ou ‘’Kal Tagelmust’’, ceux qui portent le voile, ou encore ‘’Kal Tamashaq’’, ceux qui parlent la langue.
Celle-ci appartient à la grande famille linguistique berbère utilisée de l’Égypte à l’Atlantique, confirmant certaines thèses qui lient les touaregs aux proto berbères du néolithique ou aux nomades Garamantes libyens et sahariens, alors que d’autres soulignent leurs contacts avec les tribus berbères almoravides Sanhadja de l’Adrar mauritanien avant qu’ils n’envahissent le Maghreb au XIème siècle.
Peu perméables aux cultures extérieures, la pénétration de l’islam à partir du XIème siècle va sensiblement transformer l’identité touareg, mêlant berbérité, arabité et islam. À partir du XVème siècle les hommes bleus se scinderont en deux groupes, les maures arabisés et les touaregs berbérisés.
Une identité marquée par la vie dans un milieu aride.
Mais plus qu’un terme identitaire, ethnique, ‘’imajaghen’’ détermine aussi un statut social et un comportement associés à une éthique, un dépassement de soi vers l’excellence. Ce concept est visible dans la façon de parler, de se vêtir, de nommer des chefs ou encore définir les rôles de chacun, hommes ou femmes, d’éduquer les enfants.
Les rapports sociaux sont bien définis, à la fois égalitaire entre gens de même caste, à la fois hiérarchisés en attribuant des droits et des devoirs à chacun selon son statut social, les hommes serviles occupant le bas de l’échelle.
Les hommes libres sont les guerriers, Imajaghen, puis viennent les pacifistes, ineslemen, les musulmans, les érudits religieux, ils interviennent dans les affaire juridiques ou théologiques. Les artisans, Inaden, dont la fonction est héréditaire, servent aussi d’intermédiaire ou d’émissaire dans les domaines social, politique ou rituel. Leur art ne sert pas qu’à la fabrication d’objets ou de vêtements mais aussi à magner le verbe qu’ils utilisent pour arbitrer les conflits ou même critiquer la société.
La mobilité statutaire est un aspect intéressant de cette société où rien n’est figé, les parcours individuels pouvant modifier la position sociale d’une personne.
Aux hommes libres s’opposent les esclaves capturés durant les guerres et les affranchis à qui on offrait un voile symbole de leur honneur, un troupeau et un droit au sol. Ils pouvaient chasser cueillir jusqu’à ce qu’ils pussent avoir un capital en troupeau pour vivre entièrement du pastoralisme et des échanges commerciaux.
La fluidité de la hiérarchie et la liberté redonnée aux esclaves étrangers contribuaient aux mécanismes de reproduction et d’extension de cette société nomade.
« Étendre par les conquêtes de la science les conquêtes du drapeau ».
Il n’aura fallu qu’à peine un siècle à l’européen colonisateur, français surtout, pour détruire l’équilibre cosmique plurimillénaire que les hommes libres vivaient avec le vide.
Cela a commencé par l’occupation des grands ports caravaniers de Tombouctou et In Salah tout à la fin du XIXe, augurant le proche découpage du Sahara puis son occupation pour le seul profit de l’empire et des compagnies minières.
La vie des touaregs était basé sur un nomadisme pastoral allié à une agriculture sédentaire dans les zones oasiennes et sahéliennes, ainsi qu’à un artisanat très prisé au sud. Les pistes et les ports caravaniers qui traversaient le Sahara les reliaient à la Méditerranée, à l’Orient et à l’Afrique Noire.
Les ressources qu’ils tiraient de l’élevage, de la production des dattes, de l’artisanat, de l’extraction du cuivre et du sel gemme ainsi que leur savoir-faire pour la sellerie et autres accessoires liés au dromadaire s’échangeaient dans ce commerce transsaharien contre des produits de première nécessité comme le sucre, le thé, les cotonnades, les épices et les parfums, l’or…
Cette rupture de l’équilibre qui liait l’homme au désert engendra révoltes et affrontements, trahisons et soumissions, exils et espoirs. La création de frontières arriva à sa finalité, faire de ce peuple fier des citoyens de seconde zone sur leur propre territoire.
Source : Touaregs. Apprivoiser le désert. Hélène Claudot-Hawad. Découverte Gallimard.