Madame Valentine

 

La Petite Amazonie. Quartier Malakoff. Nantes. 14 février 2099.

 

La vieille Valentine ouvrit les yeux sur un matin aussi blafard qu’humide. Faut dire que son campement était niché parmi la végétation de la Petite Amazonie.

Dans ce vieux  marécage sauvage situé en  bordure du quartier Malakoff, au sud de la gare, juste à quelques dizaines de mètres du bras de la Madeleine, l’aube était à cette époque de l’année rarement épargnée par des nappes opaques de brouillards.

À une époque ancienne, il y a plusieurs décennies de cela, les lieux avaient été un jardin public où l’on venait admirer les oiseaux migrateurs. Tu parles, des oiseaux ! Comme si on en voyait encore beaucoup. Le monde était en ruine, comme elle.

Se tirant douloureusement de ses couvertures et cartons détrempés, les rhumatismes, un rouage de son cerveau usé lui dit qu’aujourd’hui, c’était le jour de son anniversaire. Tu parles ! Son anniversaire, ça lui faisait une belle jambe. Longtemps que personne ne lui souhaitait plus son anniversaire, encore moins cette fameuse fête dont sa mère parlait autrefois, il y a bien longtemps, dans un autre monde.

Elle attrapa sa bouteille de whisky frelaté comme le reste. Pour oublier les souvenirs qui remontaient ce jour-là. Ceux où beaucoup plus jeune, vraiment beaucoup, elle venait juste d’avoir 84 ans, à l’aube qui plus est, elle expliquait à ses admirateurs en riant et se moquant l’histoire de son prénom.

Une idée de sa mère qui, follement éprise de son volage de père, voulait honorer cette journée dédiée aux amoureux. On l’appela donc Valentine.

La gorgée de whisky réchauffa ses vieux os.

Dire qu’avant, lui avait raconté sa mère, ce jour-là, les amoureux s’offraient même des cadeaux. Des fleurs surtout, car on en trouvait encore. Mais pas que ! Des bijoux, longtemps qu’elle n’en avait pas vu l’éclair d’un seul. Des livres, tu parles ! Longtemps que les barjots qui avaient voulu faire une révolution pour le centenaire de 1968 avait brûlé les livres. Et tout ce qui y ressemblait. Un retour aux sources qu’ils voulaient. Tu parles d’un retour aux sources, toi !

De toute façon, il parait que les arbres se faisaient rares. Tu parles ! En ville, les arbres, longtemps qu’ils avaient servi de bois de chauffage. Alors des fleurs…Des roses elles s’appelaient celles que les amoureux s’offraient avant de s’embrasser. Une fois, c’était un de ses plus beaux souvenirs, un de ses amoureux, un beau mec, pas bête, lui avait même déclamé sa fougue en lui offrant quelques végétaux colorés achetés au marché noir…

C’était à l’époque de sa splendeur, celle où elle arpentait les boîtes de nuit de son port altier, le sourire aguicheur. Un tantinet décrépi le port altier. Trop vieille, même pour arpenter le trottoir.

Et puis la nature, totalement déréglée, s’était mise à faire des siennes. Plus de saisons, fini Pâques au tison comme on disait avant. Des ouragans se déchainaient et les océans submergeaient des îles et des terres côtières. En d’autres endroits les sécheresses déclenchaient des incendies qui ravageaient tout, terres et habitations. Des avalanches enfouissaient des villages montagnards. Des centrales nucléaires à l’abandon avaient fait le reste en fuyant effrontément malgré de nombreux avertissements.

Plus personne ou presque ne travaillait, les pillages s’étaient déclenchés, des milices puis des gangs formés. Même des enfants se regroupaient en bandes parfois aussi agressives que celles des adultes. Les gangs contrôlaient le marché noir et les milices de sécurité fermaient les yeux. Tout transitait par eux dans cette jungle urbaine.

La bouteille finie, elle se sentit d’attaque pour entamer sa journée de manche. La manche c’était un peu sa couverture. Une bonne heure de marche il lui fallait pour rejoindre le Quartier Préservé. C’est là que se retranchaient ceux qui détenaient quelques biens, quelques pouvoirs. De part ses connaissances, elle arrivait encore à rendre quelques menus services. Non ! Pas ceux auxquels vous pensez.

Non, elle regardait, écoutait, essayait de retenir des informations qu’elle vendait, bien sûr. Faut bien survivre comme on peut, à son âge.

Elle devait d’abord rejoindre les bords de l’Erdre infestés de rats, puis passer devant la masse sombre du vieux château des bretons d’il y a très longtemps. Ensuite il lui fallait traverser les ruelles devenues sordides du quartier du Bouffay, c’est le gang des tatoués qui sévissaient là, pas des tendres, avant d’entamer la montée vers la tour de Bretagne aux verres éclatés.

Arrivée sur les quais de Malakoff, la vieille Valentine se demanda où était passé la joyeuse bande d’enfants à moitié en guenilles qui en surveillait d’habitude les abords. Longtemps qu’elle ne les avait vus. Elle les aimait bien ces gamins, ils avaient encore une joie de vivre en eux, de rire et jouer ensemble, chose plutôt rare par en temps troublés. Les parents ? La plupart étaient orphelins, les guerres entre gangs faisaient des ravages, les autres c’étaient tout comme. Tout le monde avait démissionné de tout. Même les parents. Même de l’envie de vivre.

 Pressant le pas sous le froid, elle entendit un appel.

-  Grand-mère ! Valentine ! Madame Valentine attends !

Une meute de gamins hirsutes surgit tout à coup derrière elle. Ils avaient le sourire timide et les mains dans le dos de ceux qui ne savent pas trop.

- Tiens ! s’écria Momo le chef, un peu crispé en lui tendant un livre. Évidemment, on n’a pas trouvé de fleurs, s’excusa-t-il tout de suite, mais on a déniché un vieux bouquin de poèmes encore lisible. On a été jusqu’au vieux port de pêche du village de Trentemoult, de l’autre côté de la Loire. Il paraît  qu’il y avait plein d’artistes et de poètes là-bas avant. Un mec, il nous  a dit que ça parle d’amour. Nous, l’amour…

- Et comme c’est ton anniversaire ! Le jour des amoureux que ça tombe, tu nous as dit une fois, alors les poèmes d’amour, ben, ils sont pour toi mamy Valentine. Dis Valentine, c’est quoi des artistes et des poètes, et la fête des amoureux ?

 

 Haïtam

Janvier 2018.
Photo : Fotos Terry

Nouvelle écrite dans le cadre du Prix Short Édition Saint Valentin 2018.

 Thème : « A l’aube »

‘’Draps froissés après une nuit d’amour, début d’une aventure passionnée, premiers rayons de soleil dans les frimas de l’hiver… Que l’amour soit au cœur d’une intrigue romantique ou tragique, à suspense ou de science-fiction, il devra se teinter des premières lueurs du jour, à moins que l’aube ne soit le commencement d’autre chose ?’’

 

Capture

 

Date de dernière mise à jour : 19/07/2019

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