Dernier jour à la source
Perché sur un large piton rocheux, le regard de l’homme se perdait sur l’horizon tout en essayant de se concentrer sur l’invraisemblable nuit qu’il venait de passer.
À l’est et au sud, se distinguaient les contreforts nord du djebel Saghro, silhouettes bleuâtres émergeant dans les brumes matinales du printemps. Sur sa droite, il pouvait apercevoir la vallée qui s’étalait au loin à ses pieds.
Ses yeux reflétaient encore la magnificence du tableau coloré et lumineux offert par le soleil au lever du jour. Ses rayons commençaient à se refléter sur les flancs ocre de l’Atlas, faisant agréablement ressortir la multitude de tons verts dont la palmeraie égayait le sinueux canyon où l’oued s’écoulant péniblement des montagnes avait creusé son lit au fil des siècles.
De-ci delà, mais il savait où les situer, il devinait la présence des ruines de quelques-uns des anciens ksour bâtis en pisé. Dominant la rivière et les parcelles de culture, ces vieux villages fortifiés aux ruelles étroites et ombrées était faits de la même terre ocre de la montagne sur les flancs de laquelle ils avaient été construits en des temps très lointains, et ils se confondaient parfois avec.
Les braiements intempestifs d’ânes et de mulets le tirèrent de sa torpeur. En contrebas, il vit les dernières femmes nomades s’éloigner en file indienne sur l’étroit sentier rocailleux avec leurs animaux de bât chargés des bidons d’eau remplis à une petite source. Les hommes et certains des adolescents étaient partis peu avant avec les troupeaux abreuvés, de paisibles moutons et d’agiles petites chèvres noires au poil long et frisé, certaines se distinguant, étaient tâchées d’un peu blanc.
Leur campement qui incorporait une vaste grotte surplombant un oued temporaire qui pouvait se transformer en torrent sauvage durant les violents orages de fin d’été et d’automne ou plus rarement en hiver, se dissimulait à flanc de montagne à moins d’une heure de marche.
Lui, était arrivé la veille à cette source qui malgré son faible débit était depuis des temps reculés un lieu incontournable pour les bergers nomades qui sillonnaient cette partie de l’Atlas. Ils la fréquentaient pour s’y abreuver avec leurs bêtes avant de partir pour la journée dans les hauteurs avec les troupeaux. Les femmes, elles, y venaient en convoi pour les corvées d’eau et de lessive.
S’il ne parlait pas couramment le berbère, sa syntaxe est particulièrement ardue à assimiler et que dire des conjugaisons, il en connaissait suffisamment pour s’entretenir parfois avec les hommes qui au fil des ans prirent l’habitude de le voir fréquenter régulièrement les lieux. Ils l’invitaient parfois à partager le thé et le pain gras. Ils lui demandaient des nouvelles de la ville car ils y descendaient rarement. De temps en temps il sortait de son sac, des figues séchées ou des dattes qu’il offrait aux enfants, jamais de bonbons. Lorsque l’ancien, Omar, n’était pas là, avec quelques uns des plus jeunes des hommes dont il avait appris qu’ils aimaient bien s’enivrer un peu lorsqu’ils allaient à la ville le jour du grand souk hebdomadaire, il sortait son sibsi et partageait son kif; plus rarement, car contrairement aux grandes villes ou au nord du pays, il n’était pas si courant de fumer le kif chez les berbères nomades du sud et encore moins du hachich, il roulait un joint. Au bout d’un moment, leurs éclats de rire et leurs plaisanteries faisaient pouffer les filles lessivant un peu plus loin. Nul doute pour elles qu’elles en étaient le sujet, les voix de la séduction sont impénétrables.
Bien sûr, avec les femmes cela eût été inconvenant qu’il discutât ainsi, même si certaines de celles-ci, dans les plus jeunes, lui lançaient parfois des œillades significatives ou bien riaient sous voile entre elles entre deux regards furtifs.
Salam aleïkoum, waleïkum salam, étaient les seuls échanges de politesse qu’il s’autorisait avec elles. Et aujourd’hui encore plus qu’hier.
Abritant la source de son ombre, un bosquet de palmiers s’élevait là. Soit, ces dattiers étaient loin d’être aussi hauts que leurs congénères de la palmeraie, mais ils avaient poussé là, Dieu, seul sait comment, tellement les lieux étaient arides et désertiques sur ces versants sud de l’Atlas proche du Sahara.
Les suintements de la source à travers la roche avaient favorisé l’émergence d’un fin tapis de verdure qui se déployait un peu en contrebas à flanc de la montagne sur quelques dizaines de mètres et ce, à la grande joie des bêtes qui y broutaient tranquillement à l’occasion de leur halte matinale. Par-ci par-là, se voyaient aussi quelques touffes d’ajoncs et de maigres arbustes souvent vite effeuillés par l’appétit des chèvres qui n’avaient pas trop à faire pour en brouter sans attendre les petites feuilles qui poussaient dès le printemps arrivé. Certains des monts tout autour étaient déchiquetés, d’autres offraient de rugueux plateaux, sur leurs flancs caillouteux quelques touffes de plantes survivaient péniblement, ici, il pouvait se passer plusieurs mois sans pluie. Accrochés au flanc de la montagne de gros rochers trônaient, offrant des formes étranges ciselées par le temps et les intempéries. Bien plus bas, se trouvait le lit d’un oued temporaire composé d’une multitude de roches hétéroclites. À des endroits la terre en bordure était rouge, parfois saillaient des nervures de roches colorées en jaune, ou bleu. Les vents, l’aridité et le temps, y avaient sculpté un paysage austère et beau dans lequel le poids du silence pouvait être aussi impressionnant que propice à la méditation.
Seuls des rapaces survolaient cette tâche verte dissimulée dans l’écrin ocre de l’adrar. On y trouvait aussi de bondissantes sauterelles trouant l’épais silence de leurs stridulations insistantes, des insectes ainsi que quelques serpents et scorpions ; quoiqu’il n eût jamais vu de scorpions à cet endroit précis, il supposait qu’il s’en trouvait.
La veille, après s’être repu du spectacle et abreuvé, sûr que l’endroit était désert à cette heure, il restait encore environ deux heures de jour, il avait emprunté un étroit sentier escarpé qu’il savait mener à une minuscule grotte, plutôt une anfractuosité, suffisamment grande pour l’abriter durant la nuit. De plus, le sentier qui faisait un coude avant d’arriver sur la plateforme rocheuse où s'ouvrait la grotte, celle-ci était orientée vers l’ouest, rendait invisible depuis la source, le maigre feu qu’il avait confectionné avant la tombée de la nuit avec du bois mort ramassé en chemin sur des arbustes desséchés. Non qu’il eût peur, non, la mort, il l’appelait de tous ses vœux ; il avait prié pour, souvent, et il l’attendait comme une délivrance, la fin d’angoisses fulgurantes et d’échecs successifs. Dieu ne l’ayant visiblement pas entendu, il avait l’intention de passer outre et voulait employer cette dernière nuit à méditer dans la solitude minérale et silencieuse de l’adrar après un soleil couchant prometteur de belles lumières avant une nuit qui promettait d’être étoilée. Un nuit sans nuage, claire comme il les aimait, et ici, sans pollution lumineuse, les étoiles, on avait l’impression de pouvoir les attraper tellement elles semblaient proches. La lune, presque pleine, devrait agréablement compléter cet ultime tableau.
La fin d’après-midi avait été sublime. Le vent léger qui soufflait du sud, lui délivra l’appel à la prière en un doux murmure lointain. Il fit ses ablutions et comme dans l’état actuel des choses il ne trouvait plus nécessaire de prier, il se plongea dans une longue contemplation méditative. Il aimait ce bref moment qui ne durait guère qu’une quinzaine de minutes avant le coucher et après le lever du soleil. Celui où ses rayons, presque horizontaux, safranent la montagne de belles teintes ocrées. Comme toujours, il trouva cet instant magique et malgré l’habitude d’y assister, il ne s’en lassait jamais.
Sa méditation le conduisit bien loin à l’intérieur de lui-même, lui rappelant sournoisement les mauvais choix qui avaient contribué à sa perte. Il comprit encore mieux sa nature à vivre en harmonie avec son environnement et lui-même et que, si souvent il s’était laisser guider par ses intuitions. Celles-ci, le conduisant vers des chemins tortueux, remplis de trop d’aléas et d’impasses n’avaient pas été toujours généreuses. Un labyrinthe qui l’avait égaré vers une fin inéluctable.
La nuit tombée, il confectionna rapidement un petit feu et de son sac sortit une théière ainsi qu’une boite dans laquelle il trouva du thé et du sucre, quelques fruits secs dont il ne savait pourquoi il ne les avait pas donnés plus tôt aux enfants de la source. Il y attrapa aussi le cahier dans lequel il consignait les poèmes qu’il écrivait, souvent en train de griffonner quelques vers, il s’en séparait rarement.
Au fil du temps, il avait fait de la poésie un rempart contre l’adversité et un moyen de se rire parfois de lui-même. Alors que tous l’avaient quitté, paria exilé qui avait tout perdu, la poésie permettait qu’il restât lui-même et somme toute d’avoir du recul sur ses déboires, une façon comme une autre de rester la tête hors de l’eau. Mais, là, pour lui, cette nuit était la dernière, telle était la décision qui s’était imposé dans son esprit les dernières semaines et il avait pris les dispositions nécessaires à sa disparition. Oui, tout était en ordre. Il avait vendu sa maison et payé toutes ses vieilles dettes, envoyé le reste de ce qu’il restait sur les comptes de ses enfants dont il avait gardé les numéros sur un papier qu’il avait ensuite brûlé. Quant à sa femme avec qui il avait tant partagé, l’âme en peine car il l’aimait plus que tout, il avait fait en sorte qu’elle parte de son propre chef, il n’avait pas voulu qu’elle partageât sa misèreLe mobilier étant parti depuis longtemps chez ses créanciers, il ne lui restait plus que son sac et outre quelques vêtements et une couverture, de quoi confectionner un frugal repas et du thé sur un feu de camp.
Il n’avait pas laissé de mot d’adieu. À quoi bon, et à qui l’aurait-il fait d’ailleurs ? Après tout, ne s’était-il toujours pas dit qu’il choisirait le lieu et le moment. Et n’en pouvant plus de se trainer, de rebondir encore et encore, ce moment était arrivé. Il était au bon endroit.
En attendant que le thé se fasse, il se roula un gros joint, la seule façon efficace qu’il avait trouvé ses derniers mois pour calmer ses peurs et ses angoisses, puis il relut celui qu’il avait composé durant l’après-midi. Il résumait parfaitement la situation:
« Quand il marche,
son dos se voûte,
sur ses épaules, le poids du doute,
tête baissée, sa débâcle il remâche.
Et dans la nuit,
jamais apaisante,
défile l’histoire de sa vie,
pas toujours complaisante.
Au fil des insomnies,
les questions abondent,
d’une véritable litanie,
son esprit elles inondent.
L’intrépidité de sa jeunesse
lui a fait découvrir bien des horizons,
il les a butinés avec délicatesse,
papillon sur de belles floraisons.
Sur sa route,
il a vécu bien des histoires
et du ciel, connu bien des voûtes,
jeune, libre et empli d’espoir.
Il se sent prisonnier,
lui dont les rimes vagabondent,
sereines dans les matins printaniers,
parfois noires comme l’orage qui gronde.
À l’aube de sa vieillesse
il sait que le temps est passé,
celui de rebondir avec hardiesse,
sur trop d’écueils il s’est fracassé.
Son avenir est sombre, une nuit sans lune,
il aimerait en rire et défier le destin,
encore et encore, conjurer l’infortune.
Il est maudit des Dieux, écarté du festin.
Son avenir est sombre, comme un puits sans fond,
il voudrait s’y noyer, plonger dans le tréfonds. »
- Cela ferait une belle épitaphe, ici il n’y a pas de puits sans fond, mais la montagne est vaste, songea-t-il en pensant tout coup à la vague d’attentats qui avait secoué le pays ces derniers mois. Certes, les auteurs et les concepteurs avaient été mis hors d’état de nuire avec célérité, plusieurs cellules terroristes démantelées et une multitude d’arrestations effectuées. Mais le mal était fait, les derniers touristes désertaient la région en masse et les annulations se firent de plus en plus nombreuses, précipitant un peu plus sa déconfiture. Certes, il avait peut-être encore de nombreuses années devant lui, mais à quoi bon insister son âge. Pour rebondir encore? Et pour faire quoi ? Il avait vécu tant d’aventures, connu tant d’amours et apprécié tant de lieux et de paysages.
Les stridulations des sauterelles cessèrent, le silence devint total et les étoiles envahirent généreusement le ciel. La lune dans sa clarté diffusait d’étranges ombres sur les crêtes et rendait l’atmosphère des lieux si particulière qu’il n’eût pas été incongru d’y voir surgir quelques djinns dans la nuit.
C’est le moment qu’il choisit pour refaire une théière, mais cette fois-ci au thé et au sucre, pour le goût car il y rajouta une grosse dose de harmel, une plante qu’il avait réussi à se procurer au souk il y a quelques temps. Si le harmel était utilisé dans la pharmacopée traditionnelle, à très forte dose, elle devenait un violent poison qui provoquait un arrêt respiratoire précédé d’une paralysie du système nerveux pour lequel n’existait aucun antidote. Au lieu de la fumigation en usage il avait préféré une bonne vieille décoction bien tassée. N’importe comment, il avait encore dans son sac une réserve de cette plante qui, couramment utilisée par les derniers chamans marocains, était aussi, à faible dose, reconnue pour de nombreuses propriétés, notamment comme antiseptique et cicatrisant et surtout en tant qu’abortif.
Il se refit un joint et une fois la décoction refroidie, il la versa dans une bouteille qu’il but d’un trait en grimaçant et toussant tellement le goût en était amer.
Rapidement, il ne sentit plus son corps, et encore moins les spasmes qui le gagnèrent. Son esprit éclatait en une multitude de particules s’envolant dans les cieux alors que son âme planait, nimbée de cercles multicolores qui l’entraînaient au cœur d’un univers fantasmagorique. Une musique étrange et lancinante en envahissait l’espace. Tout à coup, son rythme s’endiabla follement. Il était dans une sombre forêt et d’étranges yeux le scrutaient, moqueurs, à qui appartenait ce regard ? Il ne savait pas, il ne savait plus. Il en surgit brutalement des doigts griffus qui lui lacérèrent le visage. Le visage ? Quel visage ?
- Qui n’a plus de fierté, n’a plus de visage ! claqua dans son esprit comme une porte qu’on ferme brutalement un jour de colère.
Mais d’où sortait cette voix pleine de reproches ?
- Qui es-tu pour changer le cours de ta destinée, ta destinée, ta destinée… résonna comme un gong dans sa conscience égarée.
Aussi soudainement qu’elle était apparue, la sombre forêt fit place aux couleurs d’un océan agité de vagues bleues. Il aperçut une île saupoudrée de quelques nuages flânant dans son ciel. Assise sur un rocher, une étrange créature psalmodiait des paroles de départs et de retour en s’accompagnant d’un luth. Lorsqu’elle le regarda, il vit les mêmes yeux que dans la forêt.
- À qui appartenait ce regard ?
- Reviens, reviens, chantait-il, reviens vers nous…
Il connaissait cette voix.
Il fut secoué dans tous les sens.
- Eh ! Réveille-toi ! Réveille-toi ! Eh Sidi, reviens à nous !
Il toussa et cracha tout ce qu’il put, il haletait et son cœur cognait à tout rompre dans sa poitrine.
- Là, calme-toi, bois un peu d’eau, doucement, calme-toi, là.
Malgré la gêne de sa vue, il reconnut un des jeunes bergers, Ali, sa voix était douce et compatissante. D’autres voix chuchotaient dans la nuit éclairée par le feu rallumé.
Il avait du mal à mettre ses idées en place, son cerveau encore engourdi commençait à s’éveiller. Combien de temps ? Mais qu’est-ce que le temps, si ce n’est une vue de l’esprit. Les jours et les nuits, la lune et les saisons, les cycles et les ères, n’est-ce pas ça le temps ? Quelle importance si ce n’est l’instant ? Pourquoi cette réflexion sur le temps ? Quel lui était-il arrivé ?
Deux autres jeunes vinrent les rejoindre, Ali lui expliqua qu’un troisième était parti chercher le chef de la tribu et un autre avertir le chaman, il habitait une grotte à deux de marche et sera là au matin.
De fait, c’était le jour du souk et profitant de la clarté de la lune, ils avaient trainé en ville et en revenaient lorsqu’ils avaient aperçu la lueur diffuse de son feu au détour d’un sentier. Et comme ils le savaient dans les parages avaient voulu le saluer. Tous simplement.
Et quand ils virent le reste du sachet de harmel éparpillé au sol, ils comprirent vite et tentèrent avec succès de le réveiller. Il était agité, le visage strié de griffures dont une descendait sur on œil droit mais personne ne posa de questions. La pudeur nomade.
- Je n’y connais pas grand-chose, lui dit Ali gentiment en lui nettoyant le visage comme faire se peut, mais je crois que tu reviens de loin. Je connais cette plante, elle est très dangereuse, t’as eu la baraka, mon ami.
Son esprit commençait à rassembler quelques souvenirs. La baraka ? Tu appelles ça la baraka… lui répondit-il l’esprit embrouillé et las. La tête lui tournait, il se sentait cotonneux et pas fier de lui. Non d’avoir tenté ce qu’il avait tenté, non. De ne pas avoir réussi et de laisser une fois de plus une triste image de lui-même.
- Oui, la baraka. Il faut qu’un djinn t’ait embrouillé la tête pour oser intervenir comme ça contre Celui qui a écrit ta vie. Ou alors complètement maboul.
- Maboul ? Il y a longtemps que je suis maboul, mon jeune ami, rétorqua-t-il en essayant d’évaluer les griffures sur ses joues.
- Eh! Igma, mon frère ! Que t’arrive-t-il ? cria Omar, le chef du clan en arrivant.
- Les jeunes m’ont expliqué. Faut-il que tu sois fou pour défier ainsi l’Éternel. Au moins, le chef était direct.
- Raconte-moi si tu peux, lui demanda Omar, tu es presque des nôtres, tu sais, depuis les années que tu erres l’âme en peine parmi nous.
Direct et perspicace, Omar.
Alors sous le ciel étoilé, il raconta son histoire. Une nuit de conciliabules. Cela prit du temps, le jour n’allait pas tarder, mais le temps… Toujours est-il qu’Omar, le voyant reprendre du poil de la bête, lui parla du chaman qui devait arriver sous peu.
- Tu sais mon frère, le chaman, Izem, il vit avec sa famille dans une grotte au plus profond de la montagne. Il est un peu sauvage, plus que nous, mais cela va bien avec sa fonction, non ? Tu sais, il y a un tout petit lac de montagne, juste à côté de chez lui. Ils se débrouillent. Un mulet, quelques poules, un petit troupeau de chèvres et de moutons, quelques poissons pêchés dans le lac. Reste plus que ses deux filles et sa femme Dihya avec lui, ses fils sont partis à la ville, ils ne voulaient plus s’occuper des bêtes, envie de la vie moderne qu’ils lui ont dit s'en allant. Pourquoi tu n’irais pas te reposer là-bas quelques semaines, après tu verras bien, tu n’as pas peur de marcher à ton âge, lui lança-t-il en éclatant de rire, comme pour effacer la nuit. Car s’il n’approuvait pas il comprenait le désarroi et la démarche d’un homme acculé.
Izem veut dire Lion, et l’immense crinière de ses cheveux que son chèche avait du mal à contenir au-dessus d’un visage aussi serein que jovial ne contredisait en rien ce choix prémonitoire. À son arrivée au lever du jour, on refit une théière. Sorties de nulle part, des femmes arrivèrent avec du pain gras et les conversations s’enchaînèrent tout en mangeant alors que le chef et le sorcier s’assirent à l’écart après qu’il eut dûment ausculté l’homme et déclaré que les effets de la plante s’étaient miraculeusement dissipés. Il n’avait pas manqué d’insister sur la chance qu’il avait eu et que certainement cela n’était pas un hasard car son voyage n’était pas achevé et qu’il fallait écouter les voix du destin.
- Mektoub ! avait-il conclu.
L’homme descendit de son rocher pour rejoindre Izem assis à l’ombre des palmiers. Il voulait contempler pour ce qui sera peut-être une dernière fois, la vallée qu’il avait aimée. Le soleil était haut dans le ciel et il ne restait plus qu’eux à la source. Il remplit sa bouteille car une rude marche à travers la montagne les attendait pour rejoindre le refuge du sorcier avec qui, savait-il déjà, il allait bien s’entendre. Il appréciait la sérénité qu’il dégageait.
- Y Allah ! On y va ! s’exclama Izem en se levant appuyé sur son bâton de marche. Il saisit son espèce de baluchon fait de tissus colorés et s’engagea sur le sentier abrupt qui escaladait le flanc de la montagne.
Sans plus de regret et presque en paix avec lui-même, il fixa son sac sur ses épaules et emboîta le pas du sorcier en boitillant légèrement sur le chemin rocailleux.
Et ce regard qui flottait toujours devant ses yeux, à qui était-il ? Peu importe. Il avait le temps maintenant.
Car, qu’est-ce le temps, si ce n’est l’importance et la beauté de l’instant ?
Texte et photos.
Haïtam.
Tous droits réservés.
Mars 2019.
Date de dernière mise à jour : 21/10/2021
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