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Destins croisés

Nerveux plus qu’il ne l’aurait pensé, Alain s’assoit à la cafétéria du tunnel allant à la gare sud de Nantes pour attendre son contact. Pourtant il n’avait aucune raison de l’être. Certes il remarqua bien une patrouille dans le Jardin des Plantes qu’il venait de traverser, une autre devant la gare, mais il était devenu un passe-partout comme il aimait se définir. Bien habillé, tatouages nazis dissimulés sous les manches d’une chemise rouge recouverte d’une veste noire BCBG, jean décontracté et mocassins noirs aussi, cheveux blonds courts et bien coupés, il passait inaperçu.

Issu des Dervallières, un quartier nantais dont la réputation d’insécurité n’était plus à faire, Alain avait toujours vécu de petites magouilles, de deals et de petits délits tout en militant dans les milieux de l’extrême droite nantaise.

Il ne comprenait pas grand-chose aux arcanes d’un politique aussi fine qu’hypocrite, à part que d’un côté il y avait les français, les vrais, les Blancs, élevés au rouge et à la kro, à la charcutaille et au camembert. De l’autre, c’était les communistes, les anars, les juifs, les pédés, les bougnoules, les blacks et les bridés, les manouches…

Bref, tous ceux qui entachaient le pays et sa moralité judéo-chrétienne. Pas de vote et pas de bla-bla, on les fout tous à la mer et basta, c’était ça son crédo. Il fallait un pouvoir fort, un pays discipliné qui travaille ; pour lui, la Patronne, comme on l’appelle, n’a pas la carrure de son prédécesseur  ni l’aura nécessaire pour asseoir un tel régime.

En sirotant le petit noir qu’une belle blonde comme il les aimait, venait de lui servir, il n’osait pas commander un demi par peur de se faire remarquer, il se demanda ce que pouvait bien contenir cette valise dûment fermée par deux serrures à combinaison. Ces commanditaires lui avaient fermement recommandé de ne pas chercher à l’ouvrir.

Il ne comprenait toujours pas pourquoi il fallait qu’il travaille avec eux, lui, un ancien skinhead au parcours de petite frappe. De plus, il n’aimait pas faire la mule, mais les ordres étaient venus d’en haut, alors il n’y avait plus qu’à faire. Pourtant il se sentait plus à l’aise à diriger un service d’ordre lors d’une manif, là, caché sous son casque entouré d’une écharpe, il pouvait s’exprimer, casser des vitrines si nécessaire, piquer quelques trucs dedans…Bref, foutre le bordel, créer une psychose, faire peur à des gens qui voteront en masse pour un ferme retour à l’ordre, moral bien entendu.

Mais ces fous de Dieu barbus, il s’en méfiait, d’autant plus que pour lui, la grande majorité de ceux qu’il avait rencontrés, des purs gaulois convertis, pervertis faudrait-il dire, étaient des traîtres. Cependant, pour ses chefs, leurs ennemis étaient communs, une partie de leurs objectifs aussi, notamment instaurer le chaos et faire tomber la République et la laïcité. De plus, il en connaissait certains, anciens voyous, petits braqueurs, dealers, buveurs de bières et fumeurs de joints. Alors, leur guerre sainte, ce satané jihad comme ils l’appelaient, ça le faisait bien rire quoiqu’il soupçonne que certains d’entre eux avaient été se former en Irak ou en Syrie avant la débâcle militaire de leur foutu Califat d’hallucinés.

Regardant sa montre, 16h58, il finit par commander une bière. Il sentait une anxiété malsaine le tenailler. Par delà la vitre du café, le tunnel se remplit de gens pressés de rentrer chez eux en cette après-midi printanière.

Il sent son malaise monter, trente minutes de retard, ce n’était pas normal.

2017 02 17 11 09 40 min

C’est la fin de l’année étudiante, Smaïn est heureux. Il vient de terminer brillement ses études et marche le cœur léger vers la station de tramway de la Beaujoire.

Heureux et impatient. Son vol est dans quelques heures, une fois à la gare sud, il ira flâner un peu sur les bords de l’Erdre en attendant la navette pour l’aéroport. Il admirera une dernière fois les petites embarcations amarrées sur le quai de Malakoff, la Tour LU. Il aimerait aller une dernière fois jusqu’au château de la Duchesse Anne, mais il n’aura pas le temps, tant pis pour la balade dans les douves aux pelouses vertes bien tondues, les canards nageant sur le plan d’eau entourant ces épaisses murailles vieilles de plusieurs siècles qui l’avaient impressionné lors de sa première visite.

Diplôme d’ingénieur agronome en poche, il retourne au pays pour d’abord prendre des vacances méritées, revoir sa famille et ses amis desquels il avait été éloigné durant cinq longues années.

Et puis, plus que tout, il y avait la belle Soukayna, ils se connaissaient depuis l’enfance… Ils s’étaient promis l’un à l’autre avant qu’il ne parte, et s’appelaient souvent par le biais des messageries gratuites, plusieurs fois par semaine parfois quand sa bourse était pleine. Ces conversations par l’intermédiaire des portables, étaient pour lui un rayon de soleil dans la grisaille nantaise. Ils pouvaient se voir par caméra, cela le revigorait et trompait l’ennui et la tristesse de l’éloignement malgré la chaleur et l’ambiance familiale qui se dégageait du foyer de l’oncle maternel chez qui il s’était installé. Celui-ci habitait Nantes depuis très longtemps, du temps où il y avait encore du travail pour tous. Néanmoins, il s’était senti obligé d’enchaîner les petits boulots pour participer aux dépenses, s’habiller, même si bien sûr, on ne lui demandait rien. Solidarité familiale oblige.

Car malgré la joie de  la réussite, il avait souffert comme d’autres de ses amis maghrébins, de la méfiance souvent, du mépris parfois, qu’il avait rencontrés au pays des Lumières. Faut dire qu’une vague d’attentats aveugles avait eu lieu suite à la défaite du Califat imposé en Irak et en Syrie par les barbares fanatiques de Daech ; l’insécurité était partout et ressentie par tous, n’importe où, aussi bien le pays que sur cette planète de plus en plus folle et instable politiquement.

Le pays des Lumières, il l’avait rêvé depuis le lycée. Pas pour s’y installer, non, il avait mieux à faire au village, mais pour s’imprégner de cette culture laïque, unique en son genre, tolérante par essence.

Contrairement à chez lui au Maroc, la religion n’envahissait pas le quotidien, pas plus que le lieu de travail ou d’études et encore moins les relations sociales, surtout celles entre hommes et femmes. Ici, c’était plutôt le travail, ou pas, le bureau ou l’entreprise, la famille et les amis en fin de semaine qui emplissaient les journées françaises. Il fallait préparer les enfants pour les conduire à l’école, aller au travail, récupérer les enfants le soir…Tout ça fissa, au pas de course pour être à l’heure, il avait l’impression que la vie d’un français était une terrible course contre la montre pour ne jamais être en retard. Là, il ne regretterait rien.

Les premières semaines de son séjour, cela lui avait manqué de ne pas entendre l’appel régulier du muezzin qui cadençait toutes les journées depuis sa naissance. En France, les cloches des églises ne sonnent presque plus pour rythmer les journées, quelques fois pour marquer les heures, le dimanche pour la messe ou encore pour les enterrements et les mariages religieux. De toute façon, elles avaient tendance à être désertées les églises. De moins en moins d’ouailles, et elles étaient vieillissantes celles qui assistaient encore à la messe dominicale. Évolution notable de ces mœurs laïques, les mariages se faisaient rares, religieux encore plus. Par contre, cela heurtait toujours sa morale un peu étriquée sur certains sujets qu’un homme et une femme puissent vivre ensemble sans autre contrat que celui de partager par simple consentement mutuel une vie commune hors des liens, sacrés ici comme là-bas, du mariage. C’est un concept qu’il ne peut ni comprendre ni assimiler et la religion n’a rien à voir avec son sentiment.

Là comme ailleurs, il y avait aussi des conflits, de l’injustice : mendiants et sans abris envahissaient de plus en plus rues et trottoirs, jouaient à cache à cache avec des flics surarmés et de plus en plus sur les nerfs avec toutes ces précautions anti terroristes mises en place.

- Bah, se dit-il en franchissant les portes de la gare après être descendu du tram juste en face, ce sera bientôt la fête au village et puis avec ce diplôme chèrement acquis, il pourra faire sa demande. Soukayna rayonnera ! Incha Allah, ils seront heureux. À ses heures perdues, concentré, le bout du stylo dans la bouche, il avait composé un petit poème pour elle :

‘’J’aime murmurer   
Des mots doux à tes oreilles.                
Voir ton sourire s’épanouir
Sentir tes lèvres s’offrir
Mon cœur palpiter
Au spectacle de ta bouche vermeille…’’

 

Un ingénieur agronome, tous seront fiers de lui, fiers d’avoir participé au financement de son voyage et de ses études. Avoir un diplôme, à l’étranger de surcroît, ce n’est pas rien pour les habitants de ce petit ksar accroché aux flancs de l’Atlas au-dessus de la palmeraie de Tinghir.

Maintenant il espère juste pouvoir s’installer non loin de chez lui, aider son village. Rendre aux siens les sacrifices qu’ils ont consentis pour lui. Il y avait tant de choses à y faire et il avait des rêves et des projets plein la tête. L’eau courante surtout, pour que les femmes et les filles n’aient plus cette fastidieuse corvée à assumer.

Comme ingénieur agronome, il avait été déjà était approché pour collaborer à un vaste projet d’irrigation au goutte à goutte dans la palmeraie du Ziz à moins de 200 kilomètres de chez lui. Il espérait bien en tirer bénéfice pour son village, aider les femmes à valoriser leurs produits, à se regrouper en coopératives ?

 Idées, envies et rêves tourbillonnent dans sa tête.

 

2017 02 17 12 27 46 min

Il est presque 17h00 et une foule relativement importante envahit le tunnel qui mène à la gare sud.

Smaïn en a marre de trainer sa grosse valise à roulettes et décide de s’accorder une pause assortie d’un café et d’un petit gâteau pour tromper sa faim. Il faut qu’il soit à l’aéroport pour 20h00, deux heures avant son vol. Il a donc un peu de temps, une navette passe toutes les vingt minutes et le trajet dure à peine demi-heure. L’arrêt se trouvant juste à la sortie de la gare, il lui restera même un peu de temps pour flâner le long du quai de Malakoff.

17h59. Souriant, Smaïn pénètre dans le café, son regard passe devant celui d’un homme nerveux, les mains accrochées à une valise. Il n’a même pas le temps de s’asseoir que l’air explose furieusement.

Alain ne comprendra jamais qu’il s’est fait manipuler.

Le soir même, Daech en fera un combattant mort en martyr. La presse, unanime, le désignera, elle, comme un barbare radicalisé, appellera à davantage de répression, de militaires dans les rues.

C’est l’attentat de trop. L’opinion a peur. Les côtes de popularité du Président et du Premier Ministre sont en chute libre dans les sondages, c’est la dégringolade totale, du jamais vu.

Le lendemain, l’état d’urgence est décrété, les manifestations interdites, le pouvoir des préfets de police renforcé, les gardes à vue encore prolongées, les contrôles d’identité généralisés dans les gares, les trains et les grands magasins sur simple suspicion, les réseaux sociaux déjà sous surveillance maximum sont menacés d’interdiction totale.

Dans le grand salon d’un hôtel particulier parisien cossu, certains boivent une coupe de champagne. Des drapeaux arborant une croix blanche stylisée façon gothique dans un cercle sur fond rouge et noir ornent les murs de ce grand salon dans lesquels des rires gras commencent à résonner de contentement.

La République Laïque est prête à tomber.

 

© Haïtam

Tinghir.

Mai 2018.

 

Date de dernière mise à jour : 21/10/2021

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