Le saunier et la sorcière

Dans son antre, entourée de quelques uns de ses démons favoris du Monde des Esprits, des Efrits de feu et des Sylphes ailés, agitée dans sa transe, Lalla Aïcha se repaissait aux souvenirs de son passé et des méfaits qu’elle avait accomplis.

Alors, elle riait, riait comme la folle qu’elle était devenue et ses ricanements se répercutaient en échos démoniaques dans l’immensité de sa sombre grotte.

Elle avait été très belle dans sa jeunesse, d’une beauté irréelle, diabolique. Son histoire d’amour avec un prince berbère conquis par un regard aussi charmeur que maléfique lui avait permis de rencontrer un nombre non négligeable de notables locaux et de découvrir ainsi le pouvoir qu’elle exerçait naturellement sur les hommes.

Mais ses débauches conduisirent rapidement le prince Oumar dûment conseillé par son proche entourage, à la bannir dans cette montagne où elle avait élu domicile pour mieux nuire.

Après avoir conclu un pacte avec les esprits de l’Autre Monde, elle s’était alors mise à arpenter les chemins en prenant l’apparence d’une femme aguicheuse aux formes généreuses et pourvue d’yeux vairons, la marque du mal pour certains.

Devenue totalement folle et hystérique, ceux qui l’avaient aperçue sans dommage décrivaient une femme splendide dont la tunique diaphane peinait à dissimuler un corps magnifique que tous rêvaient de posséder malgré les sabots de dromadaire qui prolongeaient d’interminables et élégantes jambes.

On racontait aussi qu’elle était nimbée d’ombres répugnantes et que les nuits de pleine lune, elle arpentait les routes pour s’attaquer aux voyageurs égarés. Parfois, elle s’en prenait à des bergers ou, au sortir des villages et des cabarets, à ceux qui titubaient ivres d’alcool et de hachich, de corps alanguis pris à la va-vite dans des chambres sordides.

Tous avaient un point commun : leur esprit était comme vidé de toute substance, et tous sombraient dans une incommensurable folie…

 

Saunier et poète à ses heures, Alex avait passé une partie de la saison sur son marais. Il en aimait le calme et la plénitude, l’ambiance irréelle provoquée par les brumes matinales flottant entre terre et ciel, autant les couchers du soleil sur l’océan tout proche que sa flamboyance au lever du jour dans un ciel au bleu intense.

De ses dernières vacances au Maroc, il avait ramené des contes et des légendes ; lui qui avait vécu son enfance au rythme des histoires de farfadets, de cheval Mallet et autre Dame Blanche, il était féru de ce genre d’histoires.

Tellement, qu’il lui arrivait de se demander s’il n’avait pas des hallucinations de toutes sortes... Des choses bizarres se passaient à son insu, des outils bien disposés se trouvaient à terre, l’unique fenêtre de sa calorge claquait alors que nulle bise ne soufflait, une caisse de fleur de sel renversée, des ricanements aussi, à la tombée de la nuit. Il lui semblait aussi voir quelques fois des mouvements furtifs, comme si quelqu’un, petit, barbu, une silhouette colorée pour le moins, se déplaçait à une vitesse vertigineuse.

Relativement content de lui, Alex relut une dernière fois sa prose vida sa bière, ferma l’épais cahier sur lequel il avait pour habitude d’écrire et sortit de la calorge. Un joyeux désordre régnait dans la maisonnette en pierre qui lui servait d’abri durant la saison et de refuge lorsqu’il désirait être en paix avec lui et le marais. C’était la fin de l’été et l’avant-veille, un gros orage avait mit fin à la récolte de sel. Fatigué par une longue et très bonne récolte, le mulon de sel bâché et la fleur de sel rangée, il avait préféré se mettre à l’écriture. Sans prétention, juste pour imaginer une histoire évoluant dans les mondes fantastiques qui le fascinaient.

- Tout à l’heure le ménage, se dit-il en contemplant le ciel, d’abord un peu pêche pour assurer le repas.

Il attrapa son panier à crabe et un long outil de pêche. En fer, les extrémités de cet étrange ustensile étaient faites, à un bout, d’un crochet pour déloger les crabes et à l’autre, d’un trident pour piquer les poissons.

Il restait encore un peu plus de trois heures de jour et la mer commençait juste à monter. Avec un peu de chance, son dîner l’attendait bien au frais dans les marzelles d’eau et les trous de rochers. Quelques huitres sauvages et des moules à coup sûr. Peut-être un ou deux tourteaux et des étrilles, une sole avec de la chance. Il souriait d’avance en pensant aux deux bouteilles de muscadet qu’il lui restait. Mais demain, il devrait aller au ravitaillement, c’était le jour du marché hebdomadaire.

C’est en arrivant à la lisière de l’étroite pinède qui bordait la plage qu’il remarqua quelques mouvements rapides aux alentours du sentier qu’il devait emprunter. Tout à coup, un pin tomba ! À seulement un mètre de lui. Puis des voix, lui sembla-t-il :

- Retourne dans ta calorge Alex, ne va pas plus loin… des ombres planent… Alex, prend garde. Comme un chant dans sa tête, un chant inquiet.

Alex ! C’était quoi cette histoire ?  Qui pouvait s’adresser à lui ainsi ? Des ombres ? Ces mouvements colorés, des farfadets ?

- Et pourquoi pas des harpies, des trolls, des nains et des elfes comme dans les histoires d’heroic fantasy ? Il rêvait trop d’histoires fantastiques, se morigéna-t-il en contournant l’arbre pour se diriger vivement vers la plage au détriment des voix insistantes qui persistaient à s’insinuer en lui.

Il ne retrouva son calme qu’une fois parvenu au milieu des rochers garnis d’algues. Là, il sortit un opinel au manche sculpté de sa poche pour décoller quelques berniques qu’il se promettait de déguster en salade avec les bigorneaux qu’il allait ramasser céans.

L’esprit accaparé à déloger un tourteau récalcitrant bien coincé dans son trou, il sentit à peine l’air se figer et ne remarqua pas plus qu’il s’obscurcissait.

De sordides ricanements émergèrent de ce qu’il crut tout d’abord être d’incongrus petits nuages noirs, le sortirent d’une soudaine torpeur.

Il vit que ce n’était pas des nuages, non, mais des ombres qui tournoyaient tout autour de lui.

Toute clarté avait disparu.

- Bordel de merde, lâcha-t-il en s’étalant dans sa stupéfaction sur le goémon glissant des roches ! Des ombres avec des sabots de dromadaire ! 

Totalement engourdi par les lamentations qui geignaient avec persistante dans sa tête, il se trouva tout à coup enveloppé dans ces ombres qui se mirent à tournoyer à une vitesse vertigineuse.

Accompagnés d’odeurs fétides, les ricanements se firent plus violents. Il se sentit brusquement soulevé, happé et comme vidé de toute énergie. Même la nuit semblait avoir disparu dans cette noirceur infinie.

 

Il avait conscience que son esprit planait dans une grotte parmi des ombres dont la malveillance n’avait d’égale que leurs noirceurs. Des démons le scrutaient de leurs yeux rougis par la folie meurtrière qui les habitait, prêts à aspirer sa substance vitale.

Au centre de la grotte, entourée de ses Sylphes ailés et d’ombres démoniaques, la sorcière exultait.

Des brides de souvenirs lui enflammèrent douloureusement l’esprit.

Une jeune femme aguichante aux yeux vairons qu’il avait dédaignée dans un petit village de l’Atlas… Elle l’avait maudit pour l’éternité… Dit qu’elle lui prendrait son âme. Il avait rigolé…

- Tu vois petit homme, je t’ai retrouvé, ton âme m’appartient, à moi et au royaume des Ombres ! On ne rejette pas impunément Lalla Aïcha. Lorsqu’avec mes Démons, nous serons repus de ton âme damnée à jamais, tu erreras dans les ténèbres pour l’Éternité.

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Ouest France. 20 octobre 2018.

Subite réapparition d’Alex X, le  jeune saunier mystérieusement disparu.

Retrouvé errant dans le marais de la commune de l’Épine… Une enquête approfondie a été lancée par la Gendarmerie…De source sûre…Discours incohérent…Les psychiatres parlent…folie…ombres maléfiques…pied de dromadaire…yeux vairons…

Bien entendu, nos colonnes vous tiendront régulièrement informés de l’évolution de l’enquête lancée par les services de la Gendarmerie de Noirmoutier-en-l’Ile pour éclaircir cette étrange histoire.

 

Haïtam

Octobre 2018.

Cette histoire courte a été réalisée dans le cadre du Prix Imaginarius
Short Édition 2018. Thème: Les ombres.