Ils vivaient tous deux dans une masure à moitié en ruine nichée à l’intérieur du grand polder. Sur un îlot minuscule au milieu de ce marais saumâtre, la maison, si tant est que l’on puisse parler de maison, était entourée d’une espèce d’ajoncs qui ne semblait vouloir pousser qu’ici. L’hiver, la brume enfermait souvent les lieux, rendait l’atmosphère épaisse, mystérieuse ; de la fumée sortait du toit, indiquant la présence d’un âtre qui n’arrivait pas à briser une sensation angoissante.
Sur une bande de terre à moitié inculte serrée entre deux plans d’eau, le drôle déposait des algues en début d’hiver, des coquillages qu’il concassait, des restes de végétaux qu’il coupait. Mêlé à la terre, tout cela produisait un engrais qui leur autorisait de cultiver quelques légumes et surtout des plantes médicinales pour la vieille.
Quelles sortes de plantes et pour quoi faire ? Nul ne le savait, même s’il se racontait à voix basse à la sortie de la messe ou au marché hebdomadaire que plus d’une jeune fille et encore plus de femmes de marins dont les hommes partaient longtemps, s étaient faufilées discrètement sur les sentiers malodorants qui conduisaient à leur torchis pour se procurer des lotions qui empêchaient les ventres de s’arrondir de façon malvenue.
Ils étaient arrivés un jour, il y a très longtemps, d’on ne sait où et s’étaient installés. La vieille avait été voir le Maire avec un document, et voilà. Depuis ils restaient dans leur coin et ne semblaient pas vieillir. Le Léon posait des pièges à lapins, des nasses à anguilles dans les étiers du polder. C’était grand, il avait le choix. On le voyait aussi mettre des lignes d’hameçons sur des bancs de sable au printemps. Allez savoir pourquoi, mais même les gamins du village, pourtant jamais à l’abri de faire un mauvais coup, ne se seraient pas risqués à aller visiter nasses, hameçons ou lignes de fond. Quelques légumes et plantes dans le lopin de terre que picoraient quelques volailles… Quant aux habits, de mystérieuses donations à leur encontre étaient parfois déposées sur le chemin qui menait à la masure. De fait, ils n’avaient pas besoin de grand-chose.
L’idiot parti, nos trois pêcheuses se mirent en route vers un banc de sable appelé les Bosses, ce haut-fond bordé d’un gisement de moules qu’elles apercevaient dans le jour naissant depuis les digues.
Elles parlaient peu, néanmoins troublées par les propos du bougre, ne sachant trop s’il avait raison contre toutes leurs expériences et les habitudes qu’elles avaient de la météo et des marées. Grandes connaisseuses des lieux, elles passaient pour être les meilleures pêcheuses, quoique l’Grand Louis… Et dans cette atmosphère matinale et printanière, elles ne détectaient rien qui puisse confirmer cette funeste prédiction.
- Y se moquait de nous, lança la pragmatique Ernestine autant pour se convaincre elle que ses deux collègues.
- Pour sûr, mais c’t idiot connait aussi bien la météo et les vents que nous, rétorqua Suzette, alors ?
- L’a juste voulu se moquer. Olé pas cheu qui va nous faire rentrer chez nous, affirma Albertine.
Un petit quart d’heure de marche, d’abord avec de la vase jusqu’aux chevilles plus sableux ensuite les séparait de leur lieu de pêche. Le haut-fond lui-même était plutôt sablonneux, il s’étalait parallèlement à la digue sur deux bons kilomètres. Entre lui et la digue, un courtciau au fond vaseux empêchait toute traversée directe vers elle, pourtant la digue n’était qu’à une cinquantaine de mètres. De l’autre côté, un autre de ces cours d’eau éphémères séparait les Bosses des parcs à huîtres. Une fois arrivées, ce serait tout juste la basse mer et il leur resterait une grosse heure de pêche.
Le jour était maintenant levé depuis un moment, absorbées à leur pêche, courbées en deux, le nez à ras de terre pour mieux détecter les trous de palourdes, une main appuyée sur l’anse du profond panier en osier qui accompagnait tout pêcheur à pied, elles ne prirent pas garde à la brume qui doucement commençait à monter avec la marée.
Ayant chacune leurs petits coins de prédilection, elles s’étaient quelque peu éloignées les unes des autres. Les paniers se garnissaient, la marée s’annonçait pourtant bonne.
La première, Suzette, sentit tout à coup l’air s’humidifier et dut constater le cœur battant à tout rompre qu’un épais brouillard s’installait ; déjà, elle ne distinguait presque plus la route et un lourd silence épaississait encore plus cette grisaille.
- Ernestine ! Albertine ! Le brouillard ! Vite, vite, faut qu’on s’en aille !
- Nom de Dieu d’bon Dieu, jura Ernestine. On va s’faire avoir j’vous dis.
- Jurez pas comme cheu! Déjà que l’bon Dieu l’est point avec nous, s’insurgea Albertine en se signant une fois de plus.
- Mais vous voyez donc point qu’on est fichues. La mer monte de trois côtés à la fois, not’ chemin, à c’theur, on est pu capab’ de l’voir.
Paniquées, courant en tous sens, essayant de se repérer, de trouver une direction, la bonne, elles ne savaient plus à quel saint se vouer, surtout l’Albertine. Les autres aussi quoi qu’elles en disent !
Puis, fatiguée et apeurée, à moitié en larmes, Albertine s’agenouilla dans la vase et entama un fervent Notre Père devant une Ernestine qui n’arrivait pas à se convaincre de l’inéluctable.
Elle pensait à son homme, à cette heure là, il devait être en train de boire un verre de grolleau avec l’estivant qui devait passer prendre la commande de patates nouvelles qu’ils avaient préparée la veille dans l’après-midi.
Suzette elle, tremblait en pensant à son mari noyé loin de chez lui lors d’une tempête, tout capitaine qui l’avait été.
- L’Grand Louis ! Y va ben venir faire son tour au Passage, s’exclama tout à coup Ernestine ! Il y vient tous les jours même quand y pêche pas ! Il va ben voir nos bicyclettes et appeler les s’cours ou venir nous chercher !
- Le temps qui z’arrivent, y s’ra trop tard.
- Notre Père qui es aux cieux, que ton nom soit…
- Albertine ! Arrêtez, c’est pas ça qui va nous aider ! Il fallait qu’Ernestine explose, elle était en colère, se faire piéger d’même, comme de faillis touristes qui connaissent rien au Passage.
Sur leur banc de pêche, elles n’avaient plus conscience du temps qui s’écoulait, toutes trois revirent leurs vies, faites de bonnes et de mauvaises actions. Elles s’en voulaient de s’être trop souvent moquées du Léon.
Puis, tout à coup :
- Écoutez, écoutez donc, dit Albertine, une corne de brume y m’semble ! Dieu a entendu mes prières.
- L’bon Dieu, tu parles, l’Grand Louis qu’est venu faire sont tour, oui, s’esclaffa nerveusement Ernestine!
- Mais, ça nous fait une belle jambe la corne, vers où y vont aller pour nous trouver ?
- Peut-être y a moins de brouillard de leur bord.
La corne semblait se rapprocher, cela les décida d’essayer d’avancer un peu malgré la lassitude et la peur ressenties, lorsque tout à coup dans l’épaisseur de la brume, résonna devant elles comme une lamentation désolée.
- J’les avais prévenues les trois folles, j’les avais prévenues. Bé vrai que j’leur avais dit de pas y aller !
- Ta goule ! Souffle donc dans ta faillie corne, oiseau de mauvais augure !
L’Grand Louis! Le Léon! Ils étaient venus les chercher !
À la fois épuisées et presque soulagées, elles se mirent à crier et appeler : Grand Louis !!! Grand Louis !!!
Tout à coup, ils apparurent, le Léon avec sa corne de brume et l’Grand Louis tout souriant et heureux, faut dire qu’il en pinçait un peu pour la Suzette.
- C’est grâce au Léon qu’on vous a sauvé, commença doucement l’Grand Louis. Vous avez été imprudentes, pour sûr. Il est venu jusqu’à chez moi quand il vu le brouillard tomber et que vous ne reveniez pas. Heureusement, car j’avais rendez-vous au bourg et ne serais point venu à la côte à c’heur. C’est lui qu’y faut remercier, pas moi.
Léon se tortillait les mains du bonheur d’être enfin considéré. Un peu honteuses d’elles-mêmes, elles ne surent trop comment le remercier, regrettant amèrement leurs sentences hâtives à son sujet.
Le retour se fit prestement, la mer montait, il n’y avait pas trop de temps à perdre. Lorsqu’ils arrivèrent à proximité de la route, les Bosses étaient entourées par la marée montante, l’eau commençait déjà à franchir les parties les plus basses du vieux passage pavé, le soleil s’était remis à briller dans la matinée printanière.
Tout le village fut vite au courant de la mésaventure des trois intrépides pêcheuses et de leur sauvetage grâce à la célérité du Léon.
Le lendemain matin, remises de leurs frayeurs, de plus l’Ernestine s’était fait vertement tancé par son homme pour son imprudence, les trois amies ne retournèrent pas aux palourdes. Non, toutes trois avaient trié des affaires et s’empressèrent d’aller les déposer sur le chemin de la masure.
Au bourg, hypocrites, tous vantaient l’exploit du Léon (sous entendu pour un demeuré comme lui) qui pour la première fois de sa vie mit les pieds au café du Centre. On en avait des questions à lui poser, surtout sur ses lieux de pêche aux anguilles en fait. On lui paya tant de verres que pas habitué à boire, il partit bientôt en titubant. Il était aux anges.
- Bah, tout compte fait, c’est pas un mauvais bougre ce Léon!
On parlait tellement de lui que le Maire, on ne sut jamais pourquoi, peut-être les municipales de l’an prochain, décida d’organiser une cérémonie et de faire du Léon, un citoyen d’honneur de la commune.
Grand Prix du court
Short Édition Été 2018