Les pêcheuses

   À ma grand-mère, Émilienne, grande pêcheuse de palourdes devant l'Éternel...
 
  Comme toujours au matin lorsqu’elle se levait, avant même son sommaire brin de toilette qui consistait à quelques bonnes giclées d’eau froide sur le visage, Émilienne se rendait à la fenêtre de sa cuisine. De là, à la lueur de la lune, elle contrôlait d’où venait le vent à la girouette accrochée en haut du mat à faire sécher les poissons.
- Plein ouest, à peine un souffle, se réjouit-elle en admirant les étoiles qui brillaient encore dans le ciel.

 

   Constatant que son homme dormait encore, il avait le temps le pauvre ; lui il s’occupait du potager, et il y avait de l’ouvrage, la pêche aux palourdes, la pêche tout court d’ailleurs, ce n’était pas son truc ; elle se fit réchauffer un café dans une petite casserole qu’elle posa sur la gazinière.
Il était tôt, même pas quatre heures, mais voilà, il fallait qu’elle soit avec ses copines sur le lieu de pêche au petit jour. Le ciel était clair comme en témoignaient les nombreuses étoiles et le premier quartier de lune produirait assez de lumière pour les guider. De toute façon, depuis le temps qu’elles allaient aux palourdes sur le Passage, il n’y avait pas à se tromper.
Les palourdes, c’était une passion autant qu’un substantiel gagne pain. La pêche en général, mais elle avait pour les palourdes une attirance toute particulière. Elle et ses deux copines de pêche, Suzette et Albertine, les pêchaient au kiote ou à la lute comme on disait en patois. Au kiote, ça voulait dire que les coquillages laissaient trace de leur remontée sur le sable à marée haute par deux trous dont la grosseur était rarement supérieure à une tête d’allumette.
À la lute : c’était juste deux minuscule empreintes qu’il fallait détecter sur le sable ou sur des graviers fins ou bien entre des cailloux, parfois, quand il y avait du soleil dans des marzelles d’eau laissées par la marée.
Et la direction des vents… Il est bien connu que les vents d’ouest et de sud-ouest sont les meilleurs, particulièrement les marées du matin, tôt, et de fin d’après-midi. Quant aux vents du continent venant de l’est et du nord, ils ne valent rien. Mais comme c’est avec les petites rivières que se font les cours d’eau, Ernestine et ses copines y allaient quand même, pour voir, au cas où des fois, à la marée montante…

 

Les pecheuses 7

 

   Elle eut à peine le temps de finir son café noir et sa tartine qu’elle entendit le solex de Suzette s’arrêter devant le portail. Suzette et Albertine, l’attendaient dehors en papotant le nez au vent, du moins si l’on pouvait parler de vent. Elles se pronostiquaient déjà une bonne pêche.
Bonnes copines de pêche depuis longtemps, elles étaient toutes trois totalement différentes les unes des autres.
Suzette et Albertine étaient veuves. Suzette, toujours maquillée et habillée de blanc qu’elle ne salissait jamais, même quand elle pêchait dans les vasières durant une marée de cinq heures, d’ailleurs les deux autres se demandaient toujours comment elle s’y prenait, l’était d’un capitaine au long cours. D’où le temps libre et le maquillage disaient certaines mauvaise langues. C’était une bonne vivante qui aimait guincher et taper la belote au café du bourg les après-midis où elle n’allait pas à la pêche.
Albertine était totalement à l’opposée, douce et effacée ; toujours vêtue de couleurs sombres, elle se remarquait pas ses joues rougies par les vents marins. Quand elle n’était pas à la pêche, elle jardinait, quand elle ne jardinait pas, elle priait. Elle habitait une ancienne petite maison de pêcheur, basse, les murs blanchis à la chaux un petit peu plus haut que chez Ernestine, en bordure des dunes et des pinèdes qui dominaient l’océan. De sa maison sur les flancs de la haute dune, elle apercevait le Passage, les polders, les digues et la baie.
Quant à Ernestine, c’était la gauchiste du trio. Faut dire qu’elle n’était pas d’ici. Avec son mari, ils étaient du continent, pas de loin certes, mais quand même… En plus, c’étaient des laïcards, dans ce petit patelin vendéen, calotin comme pas deux, avec des calvaires partout pour se protéger dont ne sait quoi, de l’inconnu certainement…
Tellement mordue qu’elle était tout le temps prête à partir Ernestine. Son homme en avait marre parfois, il fallait qu’il pêche des vers dans les vases, qu’il l’accompagne poser des filets ou des hameçons sur les bancs de sable de la baie ou dans les bouchots à moules côté océan. Il préférait rester dans son jardin, ils avaient grands. Il buvait ses petits verres de grolleau gris avec ses clients et ses amis de passage. Tout comme la grand-mère, comme il l’appelait, qui vendait ses palourdes, lui vendait les légumes du jardin dans son cabanon-cave. Un sou est un sou, la grand-mère était économe comme pas deux, pas radine non, elle était même plutôt généreuse, mais il fallait économiser, toujours, ne pas gaspiller.

 

   Toujours est-il que ce matin là, les trois copines se mirent en route. Albertine et Ernestine à vélo et fermant le convoi, Suzette sur son solex vieillissant, comme elle, comme toutes les trois. Faut dire qu’à elles trois, elles dépassaient bien les deux siècles de vie. Et de vie bien remplie faut dire.
 
Les pecheuses 1
   Les deux kilomètres les séparant du Passage furent vite avalés. Sitôt passé les dernières prairies, apparurent les digues qui protégeaient cette partie de l’île. Elles avaient cédées une fois, un jour de tempête, laissant pénétrer l’eau de mer dans les prairies et les champs de blé, gâchant des récoltes pour plusieurs années. Déjà, elles pouvaient sentir l’odeur des vasières et du goémon, du tout se dégageait un air iodé vivifiant.

 

   Aucun vent ne secouait les branches des sapins qui pointaient leurs hautes ramures sur la digue séparant la route de l’immense polder qui s’étendait derrière. Elles devinaient dans le jour naissant les balises refuges qui ponctuaient la chaussée submersible menant au continent durant les heures de basse mer.
Toutes les trois se réjouissaient intimement de ce spectacle dont elles ne se lassaient pas. Mais pour sûr, pudiques comme elles l’étaient, elles n’en faisaient pas étalage entre elles. Et puis, on n’était pas là pour s’émerveiller.
Albertine remerciait Dieu, bien entendu, les deux autres, plus pragmatiques, préféraient remercier la Nature de leur avoir accordé ce privilège, d’être là, tout simplement à un endroit unique et bien particulier.
De belles couleurs rougeâtres inondaient le ciel, enveloppaient les rochers et les marzelles, dessinaient les contours des hauts-fonds bordés de bancs de moules qui étaient découverts. Quelques parcs à huîtres étaient visibles à la limite du retrait de la mer qui, le coefficient de marée étant peu élevé, c’était les mortes-eaux, était proche de la route à certains endroits.

 

   Elles étaient en train d’accrocher solex et vélos au panneau de stationnement interdit qu’un ricanement sinistre retentit.
- Elles pêcheront rien les vieilles ! Y a rien à pêcher, juste de la brume ! Elles pêcheront rien les vieilles, j’le dis, elles s’perdront dans la brume !
- Encore ce sacré tabaillot, s’exclama Suzette, il nous laissera donc jamais tranquille !
- Jurez point, répliqua la pieuse Albertine en se signant, c’est juste un pôv bougre qui vit avec sa mère malade.
- Un pôv bougre ? Tu parles, un zirou, oui, il est enjominé, pour sûr! Sa mère ? Une sorcière malfaisante à ce qu’on dit, renchérit Ernestine.
Dissimulé dans derrière les roches de la digue, Léon comme s’appelait l’enjominé, ricanait de contentement, tout heureux de leur faire peur.
- Vous perdrez dans la brume, oui ça, vous vous perdrez !
- La brume, quelle brume ? Il est plus fou que je le croyais, essaya de se rassurer Suzette, le ciel est clair ! Allons-y si on veut être sur les Bosses avant la basse mer !
Si le ricanement du Léon se perdit derrière les digues, elles ne purent s’empêcher de penser à ces propos, loufoques, certes, mais certains disaient que lui et sa mère avaient des pouvoirs.
Les pecheuses 2
   Ils vivaient tous deux dans une masure à moitié en ruine nichée à l’intérieur du grand polder. Sur un îlot minuscule au milieu de ce marais saumâtre, la maison, si tant est que l’on puisse parler de maison, était entourée d’une espèce d’ajoncs qui ne semblait vouloir pousser qu’ici. L’hiver, la brume enfermait souvent les lieux, rendait l’atmosphère épaisse, mystérieuse ; de la fumée sortait du toit, indiquant la présence d’un âtre qui n’arrivait pas à briser une sensation angoissante.
Sur une bande de terre à moitié inculte serrée entre deux plans d’eau, le drôle déposait des algues en début d’hiver, des coquillages qu’il concassait, des restes de végétaux qu’il coupait. Mêlé à la terre, tout cela produisait un engrais qui leur autorisait de cultiver quelques légumes et surtout des plantes médicinales pour la vieille.
Quelles sortes de plantes et pour quoi faire ? Nul ne le savait, même s’il se racontait à voix basse à la sortie de la messe ou au marché hebdomadaire que plus d’une jeune fille et encore plus de femmes de marins dont les hommes partaient longtemps, s étaient faufilées discrètement sur les sentiers malodorants qui conduisaient à leur torchis pour se procurer des lotions qui empêchaient les ventres de s’arrondir de façon malvenue.

 

   Ils étaient arrivés un jour, il y a très longtemps, d’on ne sait où et s’étaient installés. La vieille avait été voir le Maire avec un document, et voilà. Depuis ils restaient dans leur coin et ne semblaient pas vieillir. Le Léon posait des pièges à lapins, des nasses à anguilles dans les étiers du polder. C’était grand, il avait le choix. On le voyait aussi mettre des lignes d’hameçons sur des bancs de sable au printemps. Allez savoir pourquoi, mais même les gamins du village, pourtant jamais à l’abri de faire un mauvais coup, ne se seraient pas risqués à aller visiter nasses, hameçons ou lignes de fond. Quelques légumes et plantes dans le lopin de terre que picoraient quelques volailles… Quant aux habits, de mystérieuses donations à leur encontre étaient parfois déposées sur le chemin qui menait à la masure. De fait, ils n’avaient pas besoin de grand-chose.
L’idiot parti, nos trois pêcheuses se mirent en route vers un banc de sable appelé les Bosses, ce haut-fond bordé d’un gisement de moules qu’elles apercevaient dans le jour naissant depuis les digues.
Elles parlaient peu, néanmoins troublées par les propos du bougre, ne sachant trop s’il avait raison contre toutes leurs expériences et les habitudes qu’elles avaient de la météo et des marées. Grandes connaisseuses des lieux, elles passaient pour être les meilleures pêcheuses, quoique l’Grand Louis… Et dans cette atmosphère matinale et printanière, elles ne détectaient rien qui puisse confirmer cette funeste prédiction.
 
 
Les pecheuses 3
- Y se moquait de nous, lança la pragmatique Ernestine autant pour se convaincre elle que ses deux collègues.
- Pour sûr, mais c’t idiot connait aussi bien la météo et les vents que nous, rétorqua Suzette, alors ?
- L’a juste voulu se moquer. Olé pas cheu qui va nous faire rentrer chez nous, affirma Albertine.
   Un petit quart d’heure de marche, d’abord avec de la vase jusqu’aux chevilles plus sableux ensuite les séparait de leur lieu de pêche. Le haut-fond lui-même était plutôt sablonneux, il s’étalait parallèlement à la digue sur deux bons kilomètres. Entre lui et la digue, un courtciau au fond vaseux empêchait toute traversée directe vers elle, pourtant la digue n’était qu’à une cinquantaine de mètres. De l’autre côté, un autre de ces cours d’eau éphémères séparait les Bosses des parcs à huîtres. Une fois arrivées, ce serait tout juste la basse mer et il leur resterait une grosse heure de pêche.
 
   Le jour était maintenant levé depuis un moment, absorbées à leur pêche, courbées en deux, le nez à ras de terre pour mieux détecter les trous de palourdes, une main appuyée sur l’anse du profond panier en osier qui accompagnait tout pêcheur à pied, elles ne prirent pas garde à la brume qui doucement commençait à monter avec la marée.
Ayant chacune leurs petits coins de prédilection, elles s’étaient quelque peu éloignées les unes des autres. Les paniers se garnissaient, la marée s’annonçait pourtant bonne.
   La première, Suzette, sentit tout à coup l’air s’humidifier et dut constater le cœur battant à tout rompre qu’un épais brouillard s’installait ; déjà, elle ne distinguait presque plus la route et un lourd silence épaississait encore plus cette grisaille.
- Ernestine ! Albertine ! Le brouillard ! Vite, vite, faut qu’on s’en aille !
- Nom de Dieu d’bon Dieu, jura Ernestine. On va s’faire avoir j’vous dis.
- Jurez pas comme cheu! Déjà que l’bon Dieu l’est point avec nous, s’insurgea Albertine en se signant une fois de plus.
- Mais vous voyez donc point qu’on est fichues. La mer monte de trois côtés à la fois, not’ chemin, à c’theur, on est pu capab’ de l’voir.

 

Paniquées, courant en tous sens, essayant de se repérer, de trouver une direction, la bonne, elles ne savaient plus à quel saint se vouer, surtout l’Albertine. Les autres aussi quoi qu’elles en disent !
Puis, fatiguée et apeurée, à moitié en larmes, Albertine s’agenouilla dans la vase et entama un fervent Notre Père devant une Ernestine qui n’arrivait pas à se convaincre de l’inéluctable.
Elle pensait à son homme, à cette heure là, il devait être en train de boire un verre de grolleau avec l’estivant qui devait passer prendre la commande de patates nouvelles qu’ils avaient préparée la veille dans l’après-midi.
Suzette elle, tremblait en pensant à son mari noyé loin de chez lui lors d’une tempête, tout capitaine qui l’avait été.
- L’Grand Louis ! Y va ben venir faire son tour au Passage, s’exclama tout à coup Ernestine ! Il y vient tous les jours même quand y pêche pas ! Il va ben voir nos bicyclettes et appeler les s’cours ou venir nous chercher !
- Le temps qui z’arrivent, y s’ra trop tard.
- Notre Père qui es aux cieux, que ton nom soit…
- Albertine ! Arrêtez, c’est pas ça qui va nous aider ! Il fallait qu’Ernestine explose, elle était en colère, se faire piéger d’même, comme de faillis touristes qui connaissent rien au Passage.
Sur leur banc de pêche, elles n’avaient plus conscience du temps qui s’écoulait, toutes trois revirent leurs vies, faites de bonnes et de mauvaises actions. Elles s’en voulaient de s’être trop souvent moquées du Léon.
 

Les pecheuses 4

   Puis, tout à coup :

- Écoutez, écoutez donc, dit Albertine, une corne de brume y m’semble ! Dieu a entendu mes prières.
- L’bon Dieu, tu parles, l’Grand Louis qu’est venu faire sont tour, oui, s’esclaffa nerveusement Ernestine!
- Mais, ça nous fait une belle jambe la corne, vers où y vont aller pour nous trouver ?
- Peut-être y a moins de brouillard de leur bord.

 La corne semblait se rapprocher, cela les décida d’essayer d’avancer un peu malgré la lassitude et la peur ressenties, lorsque tout à coup dans l’épaisseur de la brume, résonna devant elles comme une lamentation désolée.

- J’les avais prévenues les trois folles, j’les avais prévenues. Bé vrai que j’leur avais dit de pas y aller !
- Ta goule ! Souffle donc dans ta faillie corne, oiseau de mauvais augure !

 L’Grand Louis! Le Léon! Ils étaient venus les chercher !

À la fois épuisées et presque soulagées, elles se mirent à crier et appeler : Grand Louis !!! Grand Louis !!!
Tout à coup, ils apparurent, le Léon avec sa corne de brume et l’Grand Louis tout souriant et heureux, faut dire qu’il en pinçait un peu pour la Suzette.
- C’est grâce au Léon qu’on vous a sauvé, commença doucement l’Grand Louis. Vous avez été imprudentes, pour sûr. Il est venu jusqu’à chez moi quand il vu le brouillard tomber et que vous ne reveniez pas. Heureusement, car j’avais rendez-vous au bourg et ne serais point venu à la côte à c’heur. C’est lui qu’y faut remercier, pas moi.

Léon se tortillait les mains du bonheur d’être enfin considéré. Un peu honteuses d’elles-mêmes, elles ne surent trop comment le remercier, regrettant amèrement leurs sentences hâtives à son sujet.

   Le retour se fit prestement, la mer montait, il n’y avait pas trop de temps à perdre. Lorsqu’ils arrivèrent à proximité de la route, les Bosses étaient entourées par la marée montante, l’eau commençait déjà à franchir les parties les plus basses du vieux passage pavé, le soleil s’était remis à briller dans la matinée printanière.
 

   Tout le village fut vite au courant de la mésaventure des trois intrépides pêcheuses et de leur sauvetage grâce à la célérité du Léon.
Le lendemain matin, remises de leurs frayeurs, de plus l’Ernestine s’était fait vertement tancé par son homme pour son imprudence, les trois amies ne retourn
èrent pas aux palourdes. Non, toutes trois avaient trié des affaires et s’empressèrent d’aller les déposer sur le chemin de la masure.
 

   Au bourg, hypocrites, tous vantaient l’exploit du Léon (sous entendu pour un demeuré comme lui) qui pour la première fois de sa vie mit les pieds au café du Centre. On en avait des questions à lui poser, surtout sur ses lieux de pêche aux anguilles en fait. On lui paya tant de verres que pas habitué à boire, il partit bientôt en titubant. Il était aux anges.

   - Bah, tout compte fait, c’est pas un mauvais bougre ce Léon!
On parlait tellement de lui que le Maire, on ne sut jamais pourquoi, peut-être les municipales de l’an prochain, décida d’organiser une cérémonie et de faire du Léon, un citoyen d’honneur de la commune.
 

Lointaine ithaque
 
 
Robert Haïtam
Mars 2018.
Finaliste Sélection public

Grand Prix du court
Short Édition Été 2018

 

 

 

 

 

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 21/10/2021

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