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Hey Joe ! La Bergeronnette.

Bandana noué serré sur la tête, moustaches tombantes et rouflaquettes au vent, tout guilleret d’avoir retrouvé un semblant de liberté, Joe chevauchait, en chantant à tue tête une chanson de Bob Marley, son triporteur bâché d’un damier jaune et noir qui cahotait sur les ornières d’un chemin creux conduisant vers les marais tout en longeant une pinède qui séparait ceux-ci d’une plage vide de monde.

Les roues tanguaient si dangereusement en soulevant des petits nuages de poussière qui se mêlaient à la fumée noire que l’engin crachotait dans un bruit d’enfer, que Joe avait parfois l’impression de barrer un bateau ivre.

Mais, quel bien cela faisait de rouler comme des fous après toutes ces semaines d’isolement, même sur une piste presque complètement défoncée par des intempéries déjà lointaine, des lustres qu’il n’avait plu maintenant.

 À l’arrière, balloté dans la remorque du triporteur, le Congolais jurait comme un diable.

- Trêve de baliverne, mec ! C’est quand qu’on arrive ? On peut pas s’arrêter un peu pour souffler ? J’en peux plus de ces cahots qui me secouent dans tous les sens comme un sac de pomelos trop mûrs ! J’ai l’estomac tout chaviré avec cette platée de fayots rouges que tu m’as fait bouffer hier soir. Comment tu l’appelles déjà, ta mogette exotique ?

- Azukis ! Ce sont des azukis, cria Joe, ça vient d’Asie !

Le Congolais, Jeannot pour les intimes, était le meilleur ami de Joe. Pourquoi le Congolais ? Parce que plus jeune, il avait voyagé en Afrique en convoyant des voitures, des Peugeot, bien sûr. De plus, il était un grand amateur de rumba congolaise, alors... Mais cela paraissait des siècles, dans une autre vie.

Joe stoppa enfin son engin près d’un étier, des heures qu’ils n’avaient rencontré personne, pourtant la vie commençait à reprendre son cours même si beaucoup étaient encore effrayés.

- Dis, tu es sûr que nous sommes sur la bonne route ? Ça fait un bail qu’on a quitté le bled.

- Oui, répondit Joe. On est juste en bordure des marais et la Bergeronnette habite tout au fond, pas très loin de la plage, dans une vieille calorge qu’elle a retapée dit-il en roulant un joint. Le pack de bières étant tellement secoué pour être ouvert, et puis la bière tiède, ils n’appréciaient pas vraiment, que le gros Jeannot s’empressa de l’immerger dans l’eau relativement  fraîche de l’étier qui s’écoulait joyeusement vers les salines.

La Bergeronnette comme il l’appelait, c’était sa copine. Enfin, avant tout ce fatras, mais il l’espérait encore ; il la connaissait si peu en fait, et il aspirait tellement de découvrir son âme qu’une fois les voyages autorisés, il aimerait partir un temps jusqu’au Maroc, séduit qu’il avait été par les quelques semaines qu’il avait passées là-bas. De fait, ils s’étaient rencontrés sur la plage, le coup de foudre, le hasard pourrait-on dire, mais comme disait Paul Éluard : ‘’il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous’’. Ses longs cheveux bruns et ondulés, ses yeux d’un bleu tirant sur le mauve  qui lui donnaient un air mystérieux, et puis son parfum de santal aux notes boisées qui convenait si bien à son tempérament de sauvageonne, l’avaient irrémédiablement enjôminé. Tellement sauvage, qu’au moment de la Grande Épidémie, provisions faites, elle avait voulu rester seule dans sa calorge entourée d’un petit potager ; tout autour vadrouillaient quelques poules et canards. Elle entretenait aussi quelques fleurs dont un massif de muscaris assorti à la couleur des ses yeux. C’est qu’elle était autonome la Bergeronnette, même pas peur.

2005

Le soleil inondait le marais, Joe transpirait sous son bandana. Tout autour d’eux, l’air lui-même semblait craquer sous la chaleur estivale, immobile, aucun souffle de vent, pas la moindre bise, ne l’agitait. En d’autres temps, l’air iodé des marais, une petite odeur de violette aussi, seraient arrivés jusqu’à eux, des mulons de sel seraient visibles sur les premiers bossis. Mais là, rien, pas un bruit, nul mouvement. Après ce terrible printemps cantonné chacun chez soi, personne n’avait vraiment le cœur à se mettre à l’ouvrage en plein été, trop de morts, une saison foutue.

- Comment tu te sens, demanda soudain Jeannot ? J’ai dû te secouer ce matin.

- J’ai fait un drôle de rêve. Vraiment bizarroïde que c’était, une vrai BD.

- Tu m’étonnes, mec, avec ce que tu t’es enfilé dans l’après-midi. Allez, raconte.

- Tu sais, je veux retourner au Maroc après tout ce temps, avec la Bergeronnette. J’en ai tellement envie, faut croire que j’en rêve même la nuit.

« Je me promenais entre une palmeraie et la montagne, c’était tôt le matin, et je traversais de vieux villages en terre ocre. J’entendais le doux murmure d’une rivière dans ce matin printanier. Des cerisiers et des amandiers étaient en fleur. Tout autour, ça bourdonnait et papillonnait dans tous les sens. Et puis cette montagne imposante et silencieuse, c’était très reposant. Sa présence en était presque palpable, impressionnante…

De minuscules écureuils gris brun pointaient timidement leurs nez, à la fois curieux et craintifs, au détour des vieux murets de pierre ocre. Je voyais de vieilles aires de battage  désertes à jamais, dessus des touffes d’herbes folles s’agitaient doucement dans le vent. C’était magique, l’air était empli de sérénité. Le temps en ces lieux semblait ne plus avoir de prise ; seules des toitures écroulées, pendantes, et des murs retournant lentement mais inexorablement en poussière témoignaient de son passage et de l’abandon des hommes. Avides, mes yeux s’abreuvaient de cette magie, mon esprit se repaissait de sa beauté et de l’aura puissante que dégageait la montagne ».

- Ben dis donc, t’es poète, toi quand tu rêves. Il t’a vraiment marqué celui-là, je me demande même comment tu arrives à t’en souvenir.

- Le pire, c’est que tout à coup, j’étais devenu un gaulois, toi aussi d’ailleurs.  Et on avait une espèce de chien, il ressemblait plus à un pangolin qu’à un chien cette bestiole. Prozax, elle s’appelait, et toi Estomax, va savoir pourquoi, répondit dit Joe en s’esclaffant.

- Et toi ? T’avais un nom ?

- Atarax… Nan, rigole pas, ça fait penser à l’ataraxie, la tranquillité de l’âme que ça veut dire, je crois… Et puis tout à coup, tu sais qui débarque ? Lagaffe avec sa caisse pourrie, son espèce d’instrument de musique à cordes brinquebalant sur le toit !

- Pourrie, sa caisse… Ha ! Ha ! Tu t’en ais bien inspirée pourtant, pour la bâche de ton engin maléfique ! le coupa Jeannot.

- Attends, c’est pas tout, Lagaffe, il cherchait un Papy Groove qui était invité au mariage de la fille d’un chef berbère comme griot, pour faire un bœuf avec lui, le con. Et puis, va savoir pourquoi, y avait les Dupond et Dupont avec cet olibrius de prof maboul, celui qui a été sur la Lune. Eux, ils cherchaient des cigares en poursuivant des papillons arc-en-ciel, aussi gros que le chien-pangolin, et qui clignotaient en bleu au soleil. Comme des gyrophares de keufs ça faisait. Le délire total.

- Mec, je te l’ai déjà dit ce matin au réveil, faut vraiment que tu arrêtes les petites pastilles arc-en-ciel, les pétards et l’alcool. Elle va pas comprendre ta Bergeronnette. En plus, si tu veux te barrer avec elle, faut que tu sois clean mec !
Hey Joe ! continua-t-il, on se vide vite fait une cannette, doivent être un peu fraîches maintenant, et on file chez ta belle. Hé, on pourrait passer près de la plage, c’est à côté, non ?

- Ok mec, juste une et on file alors, la plage est derrière la pinède et le soleil commence à baisser, ce serait bien d’arriver avant la nuit.

2017 02 18

Tous deux s’embarquèrent sur le triporteur, Joe était nerveux, inquiet de ne pas trop savoir ce qui allait se passer, justement, avec sa belle après toutes ces semaines. Mais, arrivé sur la plage, son moral remonta devant le spectacle des rouleaux indolents qui couvraient l’estran de leur écume alors que le soleil, déjà rougeoyant, s’enfuyait loin sur l’océan. Il pouvait encore apercevoir les têtes rectilignes des bouchots à moules que la marée montante allait bientôt recouvrir tandis que Jeannot recommençait à vociférer.

Bon, les dunes, c’est pas l’idéal pour un triporteur, ni pour d’autres engins motorisés par ailleurs. Sans parler de l’environnement qui respirait mieux depuis que partout sur la planète, les activités humaines polluantes étaient, soit stoppées, soit très fortement ralenties, alors, ce n’était pas le moment d’en remettre une couche, un peu comme un hommage aux victimes innombrables que la Grande Épidémie avait fauchées à une vitesse vertigineuse, sans distinction aucune, partout dans le monde. Et ça, Joe en avait bien conscience, mais bon, une liberté toute neuve...

Ils traversèrent rapidement une petite pinède parfumée des senteurs estivales et arrivèrent tout près de la maisonnette en pierre.

Un silence étrange planait. Hormis les poules et les canards qui s’étaient égayés hors de leur enclos dans le jardin et qui s’en donnaient à cœur joie et ça, ce n’était pas dans les habitudes de la maison, les lieux semblaient déserts.

Lorsque Joe aperçut la porte entrouverte, il sauta vivement du triporteur à peine arrêté.

Jeannot le suivit prestement, anxieux de la réaction de son copain appelant vainement la Bergeronnette tout en se précipitant à l’intérieur de la minuscule bâtisse.

Tous deux furent stoppés net devant ce qu’ils découvrirent à peine le seuil franchi.

Vêtue d’une longue tunique bleue, une couronne de fleurs des champs enserrant ses longs cheveux bruns, la Bergeronnette, l’air reposé et serein, était allongée sur son lit, immobile pour l’éternité.

Croisées sur sa poitrine, ses mains semblaient tenir fermement la petite reproduction en marbre de la Vénus callipyge de Milo que Joe lui avait offerte pour son anniversaire.

La Bergeronnette.
© Avril 2020.

Aimablement sollicité par des partenaires de la Librairie Trait d'Union de Noirmoutier-en-l'Île pour participer à un concours de nouvelles mis en place pour rompre le confnement, j'ai d'imaginé une suite à l'histoire courte " Hey Joe! " et son personnage un tantinet déjanté, écrit quelques jours auparavant. 

En plus de plus ou moins évoquer le confinement que l'on subissait à ce moment là et de n'utiliser que 8000 caractères au maximum, la contrainte était d'inclure une liste de mots dans l'histoire: guilleret - rouflaquette - triporteur - congolais – muscari  - callipyge – santal (parfum note boisée) - baliverne - pomelo - azuki - bergeronnette - pangolin.

2017 02 18
 

Date de dernière mise à jour : 23/10/2021

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