La rencontre de Naöfel et Thilelli.

 

Baie de la Sirène. An 248 des Grands Bouleversements.

La grive posée sur l’épaule,  Naöfel ne se rassasiait jamais, lorsqu’il était seul, de contempler cette partie de la Grande Sylve qu’il aimait tant. Il y a très longtemps, elle couvrait une grande partie du continent et était alors, par endroits, parcourue de larges vallées encaissées au fond desquelles des rivières chantaient. Certes, le territoire sylvestre était encore immense, mais les déforestations massives entamées à l’époque de la Grande Épidémie, les incendies ravageurs qui en découlèrent, la réduisirent peu à peu à une potion congrue de ce qu’elle fut au temps de sa magnificence naturelle. Une forêt-continent, riche d’une multitude de vies animales et végétales, que l’homme avait appris à comprendre, à apprivoiser à son échelle, car la maitresse, si maitresse il y avait, c’était la forêt, la Pacha Mama, la Terre-Mère en langage ancien. Des déserts incultes avaient envahis l’espace et des fleuves s’étaient asséchés, la Grande Sylve et son peuple survivait, aussi bien protégés par la magie des Grands Shamans, même si elle faiblissait, que par les montagnes désertiques à l’ouest, au nord et au sud et par l’océan à l’est. Au-delà de leur territoire, le Monde, hormis les Îles du Nord et le Vieux Continent, comme ils l’appelaient, était un monde inconnu pour la plupart d’entre eux. Rares étaient ceux des Sylves, qui à l’instar d’Anira Amessakul, s’aventuraient sans raison dans un monde qu’ils devinaient instinctivement aussi dangereux que néfaste pour leur équilibre et leur survie.
Pacha Mama, je te sens si triste.

Tout en finissant de tailler une flûte, il se souvenait de quelques vers d’un poème tiré d’une poésie ancienne que le Mage lui avait apprise durant leur traversée de l’océan.

« Portés par les vents
et par les courants marins
ils ignoreront
le chant des noires sirènes
pour le havre qui attend.

Sous leurs nouveaux cieux
volent oiseaux colorés
des rires d’enfants
et des rouleaux enchantés
sur la plage au sable blanc. »

Il se remémorait avec grand plaisir de cette vieille poésie qui soutenait encore ceux qui fuyaient la tyrannie barbare des adeptes du dieu Iblis, al-Shaïtan et de la Vraie Foi, lui avait expliqué Amessakul. Et ils étaient de plus en plus nombreux à vouloir tenter l’aventure, même au prix de leur vie, sans compter les mercenaires à la solde d’Iblis, le dieu maudit, qu’il fallait toujours refouler.

Qu’Amessakul soit un des derniers Grands Druides Celtes du Vieux Continent, peu de gens parvenaient à ce qui était plus un état qu’un statut, ne l’avait qu’à peine étonné tellement son aura était puissante. Sur la drôle d’embarcation qui les prit à bord, longue d’environ vingt mètres pour six de large, elle était dotée d’un unique mat à la voile carrée décorée d’étranges motifs, il n’en avait jamais vu de telles, les marins firent part à son encontre d’un immense respect. Pourvus d’un caractère rugueux, ils venaient des Grandes Îles du Nord, ce n’étaient pourtant pas le genre de types qui s’en laissaient imposer avec leurs peintures faciales et corporelles bleues. Les quatre jours qu’elle dura, la traversée fut rythmée de joïks, les chants chamaniques traditionnels de leurs ancêtres éleveurs de rennes près du cercle polaire, alors qu’un tambour orné de runes magiques assurait la cadence lorsqu’il fallait ramer par manque de vent.

 

Plage sda

 

 - Tiptip, tiptiptip, tiptip tiptip, les trilles d’Ayla ; depuis le temps qu’elle l’accompagnait lui et ses ancêtres, elle avait fini par lui dire son nom, lui tintaient d’autant plus agréablement aux oreilles, qu’il en comprenait maintenant le langage. Un apprentissage parmi d’autres qu’Amessakul lui avait fait suivre peu après leur arrivée à tous les trois sur le territoire du clan des Sources Sacrées. Par ailleurs, il se demandait souvent qu’elle sorte de grive elle était, si tant qu’elle en fut une, à ce genre de questions, les trilles se faisaient moqueurs. Notamment lorsqu’il parlait de son âge, d’autant plus qu’elle était déjà en compagnie du Vieux lorsqu’il les rencontrât. Certes, lui, comme la plupart des Sylves qui le désiraient, s’abreuvait toutes les lunes du nectar des Arbres Sacrés de la Clairière aux Séquoias, ce qui lui conférait une grande longévité, mais pas elle.

- Tiptip, tiptiptip, tip, s’impatienta l’oiseau.
- Oui, elle est finie, lui répondit le jeune homme en tirant quelques notes claires de la petite flûte qu’il achevait de tailler juché sur une des plus hautes branches maitresses d’un érable géant dont il avait emprunté une pousse à mi-hauteur pour fabriquer l’instrument. Ceci bien sûr, avec toute la révérence qu’il devait à cet arbre vénérable dont ils tiraient un nectar succulent et fortifiant.

Il y avait passé la nuit en sa compagnie, la grive perchée sur une branche voisine, assoupi confortablement sur un tapis de feuille non loin d’une des nombreuses passerelles qui permettaient de se déplacer loin et rapidement dans les hauteurs des arbres

Certes, des sentiers, bien sûr, existaient au sol, mais ils étaient moins utilisés que l’on pouvait le penser. Les clairières étaient nombreuses, les plus grandes servant à des cérémonies spirituelles, souvent à des rassemblements, notamment les soirs de pleine lune durant lesquels conteurs, poètes et musiciens se livraient à des joutes oratoires et musicales qui duraient parfois jusqu’au matin. Utilisant pour cela du bois mort qui encombraient certains sous-bois peu fréquentés, les Sylves allumaient alors de grands feux, qui étaient aussi l’occasion de banquets et de danses, mais aussi de rencontres amoureuses ; des liens s’y tissaient entre familles, entre clans. Cependant, rares étaient les Sylves qui ne vivaient pas dans les arbres, seules certaines fonctions pouvaient les y conduire, comme celle de Naöfel qui était devenu un guerrier, et non des moindres. Certes, Amessakul aurait préféré qu’il devienne mage, affirmant qu’il en avait toutes les capacités, mais lui avait préféré la liberté des grands espaces. Et quel chemin parcouru depuis qu’il avait été L’Àrpète, l’apprenti d’un maitre lointain dont le visage commençait à s’estomper dans son souvenir.

Fixées à des hauteurs respectables, des passerelles plus ou moins larges ou encore des tyroliennes, dont certaines assez longues, permettaient de se déplacer avec aisance par delà des obstacles naturels là où les branches maitresses des arbres ne pouvaient garantir un simple déplacement. C’est, dans ce qui vu du bas pouvait paraitre un fouillis de végétation que la majorité des Sylvestres résidaient dans des habitations plus ou moins vastes faites de bois et de feuillage fixés sur de larges plateformes.

Mais ce que Naöfel préférait, c’était grimper tout en haut de la canopée, notamment comme maintenant au lever du soleil, à l’heure où celui-ci jetait tous ses ors sur l’immense forêt et que s’éveillaient en chantant des nichées d’oiseaux colorés vite supplantés dans les airs par des papillons géants tout aussi chamarrés. Il se délectait des lumières matinales jouant avec délice de la fine brume qui l’enveloppait.

 

Canopee bis

 

De sa vue perçante, il distinguait le bleu-vert si particulier à l’océan qui n’était pas si éloigné et parfois, une brise matinale agitait tendrement tous ces feuillages dont les tons variaient du vert le plus profond à l’ocre le plus vif. Quelques chaînes de montagnes dont les pics étaient le domaine de divers clans liés à de grands oiseaux, comme des aigles ou des faucons géants, dominaient la canopée par endroits. Dans leurs entrailles quelques mines fournissaient le fer nécessaire à la fabrication d’épées er de coutelas aux formes et longueurs variées, c’était la seule utilité que les Sylves trouvaient à cette matière. Pointes de flèches et lances étaient, elles, fabriquées dans du bois durci au feu et capables de se ficher profondément dans le tronc coriace d’un arbre adulte. Quant aux ustensiles courants, ils étaient bien sûr tirés du bois, souvent des bois tombés d’un orignal ou d’un cerf après la mue ; du fait de leur dureté, ces bois servaient aussi bien à la fabrication d’outils que d’aiguilles ou de peignes, de manches de poignards ou de haches que l’on affûtait longuement.

Les plus proches de ces pics étaient ceux du  territoire du Clan des Aigles. Les jeunes de ce clan particulier, garçons ou filles, étaient choisis après un long apprentissage pour leurs capacités à communiquer avec eux et s’appareiller avec un des ces jeunes oiseaux qui adultes pouvaient atteindre jusqu’à trois mètres d’envergure. L’aigle et son cavalier étaient irrémédiablement liés l’un à l’autre par une ancienne magie issue du fond des âges pour le restant de leurs vies. Si l’aigle mourait précocement, le cavalier pouvait devenir un chasseur errant ou servir parmi les forestiers, l’élite des archers sylvestres, sans pouvoir se lier à nouveau avec un quelconque animal, gardant juste le pouvoir de communiquer avec ceux-ci, car le lien, pratiqué dès le plus jeune âge impliquait une complète fusion entre l’homme et l’animal quel qu’il soit. Quant à l’inverse, l’oiseau, ou l’animal, redevenait une bête sauvage, à jamais indomptable et menant sa propre existence.

Bien des années s’étaient déjà écoulées depuis son arrivée dans la Sylve avec Amessakul. Maintes fois, il lui avait raconté la Transformation de la légendaire Argana alors que la Grande Sylve était à nouveau menacée rappelant aux plus anciens l’époque néfaste de la déforestation et de la Grande Pandémie.

Il se souvenait d’une douce pluie printanière et parfumée, du chant des oiseaux et du vol des papillons géants figurant une danse nuptiale qui semblait fêter cet événement, car trois lunes passèrent que des multitudes de corolles de fleurs blanches se mirent à jaillir des branches, embaumant l’air de leurs fragrances et régénérant le cœur des hommes qui, en ces temps troubles, savaient la Grande Sylve à nouveau menacée et cela rappelait aux plus anciens l’époque néfaste de la déforestation et de la Grande Pandémie.

 Le Vieux lui avait également expliqué que lui aussi, bientôt, il devrait lui aussi suivre cette voie. La magie qui la régissait faiblissait, les lumières cycliques brillant à certaines lunes pour guider ceux la cherchant pour la rallier, commençaient à ternir, les laissant désemparés au milieu de l’océan, à la merci des quelques pirates de l’Émirat de la Vraie Foi qui, hormis les eaux des Îles du Grand Nord et ses vaisseaux rapides, essayait de le contrôlait sans trop de succès. À vrai dire, leurs bateaux ventrus conçus sans ingéniosité n’étaient pas taillés pour la haute mer, quant à leur rapidité, elle était la risée de tous les marins du Nord ; de vraies coquilles de noix, il fallait bien en convenir, qui ballotaient dans la tempête et sombraient après avoir embarqués quelques gros paquets d’eau. Mais depuis que les protections magiques qui enveloppaient la Sylve faiblissaient, certaines embarcations barrées de main de maitre arrivaient à défier les récifs qui la cernaient sur de grandes distances et ainsi accoster. Lorsqu’il s’agissait de leurs alliés des Îles du Grand Nord avec qui ils commerçaient de temps à autre, il n’y avait pas de souci, les arcs sylves étaient très réputés chez qui arrivait à les bander, mais lorsqu’il s’agissait de ces fous de Barbus alliés à des mercenaires ou encore  de ces Démons Blancs sortant depuis peu de leurs bunkers, l’affrontement devenait inéluctable malgré le naturel pacifiste et accueillant des habitants de la forêt. Le monde extérieur comme ils le désignaient, les avaient contraints à une vigilance accrue. La Grande Sylve, qui était un refuge avant tout, était demeurée longtemps isolée du reste du monde grâce à la magie des shamans sylves et des mages du Vieux Continent comme Amessakul. Mais, il restait vigilant, les attaques des Démons Blancs venant du désert étaient de plus en plus fréquentes. Pernicieuses aussi, car personne ne savait où et comment ils frappaient. Des guerriers isolés disparaissaient, des guerrières Ombres également, et pourtant l’on peu compter sur leur extrême vigilance, mais sans que l’on ne sache comment, ni pourquoi, aucune trace ne subsistait.

- Tiptiptip, tiptiptiiiip !!! La grive le tira bruyamment de ses réflexions.

- Des bateaux, s’étonna-t-il en se levant d’un bond !

Distinguant plusieurs voiles qu’il ne pouvait identifier, il souffla prestement dans sa corne de chasse pour prévenir la petite troupe d’éclaireurs  et d’ombres guerrières qu’il dirigeait. Si les éclaireurs et les forestiers étaient l’élite des archers sylves, des hommes sachant se fondre dans la forêt et pister un gibier, animal ou barbus indésirables, les ombres guerrières, aussi appelés gardiennes de la forêt, étaient, elles, des êtres bien à part, craintes même par leurs compatriotes pour leur abnégation au combat, leur volonté infléchissable lorsqu’elles entamaient une de leurs danses de guerre. Préférant des espaces un peu dégagés, seulement vêtues d’un corsage et d’un ample sarouel à la ceinture garnie d’une sarbacane, de gaines assorties de petits poignards, de petites lames courbes ou d’une dague, certaines arboraient également de petites armes de jets ; avec leurs cheveux longs tressés spécifiquement, leurs épaules et leurs bras peints ou tatoués de runes magiques, elles sautaient et virevoltaient autant au-dessus qu’autour de leurs proies, il n’y a pas d’autres termes, tout en entonnant une étrange mélopée hypnotique qui avait pour but de démoraliser leurs adversaires qui, prenant la fuite s’ils le pouvaient, étaient invariablement pourchassés par les forestiers ou finissaient engloutis dans des tourbières marécageuses souvent peuplées de bien de créatures insolites pour le commun des mortels ; dans le vieux monde,  ceux qui leur avaient échappés et ils n’étaient pas nombreux, les surnommaient les ‘’ombres folles de la forêt’’ et on les supposait invincibles, telles étaient les ombres de la forêt d’Argana, gardiennes des Clairières Sacrées.

Caste féminine, elles étaient élevées dans l’art du combat rapproché dès leur puberté  et suivaient un rude apprentissage ponctué de nombreux jeûnes initiatiques et de longues séances de méditation en solitaire au plus profond de la forêt. Guidées dans leur quête spirituelle par une shaman, elles apprenaient aussi bien les secrets des plantes, que ceux des runes magiques ou encore et surtout à communiquer avec les grands arbres dans lesquels elles vivaient en permanence en petit groupe d’une dizaine de guerrières. Outre les arcs courts ou longs que tout sylve maniait avec dextérité, armés d’une lame courte et légèrement courbe dans chaque main ou d’une petite lance à deux lames, elles étaient rompues à toutes formes de combats. Pour l’heure, lorsqu’il descendit sur la plateforme commune, les ombres entonnaient déjà un de leur étrange mélopée guerrière. Puis, après avoir demandé la protection d’Argana et écouté les recommandations d’approche de Naöfel en rechignant, elles n’aimaient pas trop, même si aucune hiérarchie n’existait dans leur monde, d’être sous la conduite d’un tiers, encore moins d’un homme, mais Naöfel avait la réputation d’être le plus expérimenté et le plus charismatique des forestiers sylves malgré son jeune âge, alors elles acceptèrent le lieu de ralliement proposé par celui-ci aux abords d’une petite crique en milieu de journée, dans la forêt.  Utilisant lianes et tyroliennes, elles pouvaient parcourir de longues distances sans s’arrêter, les ombres d’Argana s’élancèrent en voltigeant vivement d’arbres en arbres et disparurent rapidement à leur vue.

Quant à la petite troupe que Naöfel avait sélectionnée avec soin, elle était composée d’une quinzaine des forestiers les plus doués et d’Ydiya, une shaman de ses proches reconnue pour sa maitrise des éléments, particulièrement de l’air, et dont il connaissait bien les qualités. Son plan était simple, ils étaient là pour surveiller les côtes rocheuses aux multiples accostages que permettait le rivage et tout dépendrait des arrivants, leur nombre et surtout leurs intentions. Il lui était difficile de croire que cela pût être des marins venant des Îles du Nord, les siens en eût été averti par oiseaux ou d’une manière quelconque. Les Sylves étaient depuis longtemps rompus aux techniques d’embuscade et de guérilla. Hormis les plages et quelques clairières, la topographie de la forêt n’est guère propice à une bataille rangée. La  mobilité et la rapidité des ombres, le ballet coordonné de leurs attaques leur permettraient de porter des coups aussi rapides que mortels pour disparaitre aussitôt en voltigeant, laissant des ennemis désemparés et apeurés que les flèches d’arcs courts ou de sarbacanes avaient vite fait de rattraper. À moins que quelques volées de flèches, sur une mer légèrement agitée… quelques écueils traîtres… surgissant de nulle part… Une suggestion de la grive ?

 

Capture bois chaize 1

 

Le soleil entamait sa courbe vers l’ouest et les déserts lointains lorsqu’ils rejoignirent les ombres parties en éclaireurs. Un site opportun, où la forêt à cet endroit, plongeait presque dans la mer ; la côte y est granitique, garnie de hauts chênes-lièges et de petits buissons épais et épineux sculptés par les forts vents d’est qui en fouettent fréquemment le rivage vers lequel il est aisé de descendre rapidement.

La mer n’était pas tout à fait pleine et l’on y devinait encore, caractéristiques de cette partie du littoral, les barrières de roches couvertes d’algues et de berniques qui se dessinaient sous sa surface et sur lesquels d’imposants rouleaux éclataient en projetant des gerbes d’écume iodée qui voletaient un moment dans l’air. Une douzaine de bateaux ventrus aux voiles arborant des drapeaux noirs ou blancs aux inscriptions étranges soulignées de sabres entrecroisés dansaient dangereusement sur leurs ancres à quelques encablures de la plage. Des marins à la manœuvre, leur parvenaient des cris à travers les embruns alors qu’ils mettaient des embarcations à l‘eau. Deux par navire, chacune contenant une quinzaine d’hommes se dirigeaient vers une crique sableuse à travers le courant provoqué tant par la mer montante et le vent que par les barrières de roches successives.

Ayla juchée sur l’épaule, Naöfel décida de passer à l’action sans attendre davantage et disposa sa petite troupe de guerriers. Nul échange verbal, seulement des signes et des acquiescements ; les ombres se faufilèrent jusqu’à la plage entre buissons et rochers dont certains étaient des blocs de granit imposants et dénués de végétation en suivant agilement les quelques sentes animales qui y descendaient. Tandis que, surplombant la plage, les forestiers se postèrent dans ou aux pieds des arbres qui garnissaient presque tout le pourtour de la petite crique, assise en tailleur, l’enchanteresse psalmodia une incantation qui eut pour effet de forcir le vent et gonfler les vagues. La peur des matelots du Jihad et des mercenaires se transforma en panique lorsqu’une créature mi-humaine mi-poisson fit son apparition dans les éléments déchainés. Les sylvestres aussi, bien qu’ils aient l’habitude de côtoyer des êtres magiques, d’essence divine dans leur conception du monde, furent surpris par cette apparition aussi fantastique qu’inattendue.

Pixabay sirene mermaid

 

Une sirène ! Elle semblait tellement irréelle, que, un instant époustouflés et émerveillés, ils n’auraient trouvé les mots pour la décrire. Dire qu’elle était belle, aurait été une gageure ; sa chevelure auburn, mi-longue, semblant luire de mille feux évoquait les algues majestueuses de l’océan tombait en cascade sur d’épaules musclées et ornées d’une multitude d’écailles brillantes dont les couleurs variaient du bleu-vert à l’orange. Cette crinière, plus marine qu’humaine, encadrait un visage au nez presque aplati, doté de  narines ressemblant davantage à des branchies extérieures et surmontées d’une paire d’yeux dont le vert profond rehaussé de fins sourcils sombres exprimait une grande nostalgie, voire une certaine tristesse. Les lèvres, d’une élégante finesse, laissaient apparaitre deux rangées de dents pointues que l’on devinait prêtes à mordre et déchirer si besoin en était. Tandis que ses bras se terminaient par des mains palmées aux doigts crochus, son buste exhibait des seins délicats surmontés de fines écailles argentées jusqu’à la base du cou, au-dessous de ces seins qui auraient fait fantasmer bien des hommes en d’autres circonstances, s’étalaient des rangées d’écailles plus épaisses et plus sombres et qui préfiguraient une longue queue s’achevant par une robuste double nageoire horizontale. Quant à son dos, une fine et souple nageoire dorsale en épousait la courbe parfaite presque jusqu’aux creux des reins.

Sortant de sa transe méditative, l’enchanteresse affichait un sourire serein en s’inclinant et remerciant la sirène dans un langage que personne parmi ses compagnons ne comprit. Celle-ci tout en acquiesçant répondit par des stridulations si aigües qu’elles déchirèrent suffisamment longtemps les tympans des marins qui durent se boucher les oreilles. Alors qu’au large leurs bateaux, poussés par un vent tout à coup furieux, furent impitoyablement drossés les uns après les autres sur la barrière d’écueils et les marins noyés dans des rouleaux écumant de fureur ; ceux des barques d’accostage lâchant rames et gouvernails dans la panique, la plupart d’entre elles s’échouèrent à grand fracas sur les rochers couronnés d’algues glissantes. Les rescapés, trempés, empêtrés dans de lourds vêtements dégoulinants et totalement désemparés, furent cueillis par une nuée de flèches tirées depuis les arbres au-dessus de la plage. Ceux qui ne furent pas fauchés par les traits mortels, furent poursuivis un à un par des ombres galvanisées par l’apparition fantastique de la sirène.

Par essence, les sylves étaient davantage liés aux êtres surnaturels de la forêt, animaux ou arbres, là, épargnés par l’étrange chant de la sirène, Naöfel conclut en lui-même qu’a priori, Ydiya avait franchi un pas spectaculaire dans son initiation mystique. Une aura qu’il ressentait aussi profondément que son amour naissant pour elle.

Laissant aux gardiennes le soin de poursuivre les rescapés, il rejoignit l’enchanteresse et la sirène avec qui elle s’entretenait dans les rochers pendant que les forestiers fouillaient les décombres des embarcations pour chercher des indices indiquant les raisons du débarquement d’une si petite troupe. Infiltration, repérage pour l’arrivée d’une flottille plus importante ? Autant de questions auxquelles il aurait aimé répondre avec assurance à son retour devant le conseil. Peut-être s’agissait-il simplement de mercenaires en maraude cherchant à établir un comptoir ou une base dans un lieu isolé de la côte, mais alors la présence des matelots de Shaïtan l’intriguait. Pour ce qu’il en savait, ceux-ci ne bravaient pas les mers pour le plaisir. Ils préféraient les joies terrestres dans tous les sens du terme. À moins qu’il y ait une autre explication, comme cette légende que lui avait racontée le Vieux durant leur traversée, à savoir disait-il, que dans une partie de l’océan située à plusieurs jours de navigation au nord-est de la Grande Sylve, là où se trouvait naguère des îles dont il ne subsiste plus que les sommets immergés des anciens volcans qui les caractérisaient, des navires disparaissaient sans aucune raison, même par temps calme et sans vent.

C’est sur ces réflexions que Naöfel accompagné de la grive, rejoignit Ydiya et la sirène dont l’enchanteresse lui signifia qu’elle se nommait Thilelli, même s’il lui semblait déjà le savoir Elle le regarda intensément du vert profond de ses yeux :

- Paix sur toi noble guerrier, la pensée lui traversa l’esprit, comme une communion harmonieuse, tu es appelé à un grand avenir, mais prend garde à toi lorsque tu voyageras loin, méfie-toi de la sombre corneille d’Ifriqiya.

- Tiptip, tiptip, tiptiptip, chanta gravement la grive comme en réponse à ce conseil.

En cet instant précis, je me souviens d’avoir été emplie d’une émotion intense, car déjà très proche de lui, je ressentis brièvement en moi, la force du lien en train de les unir, lui, l’oiseau et la sirène, bien au-delà d’une simple compréhension humaine, un lien qui dépasse les frontières du temps et de l’espace.

Il eut à peine le temps de formuler de quelconques remerciements, une simple pensée à son égard, qu’elle disparut dans les flots d’un puissant coup de queue sous le regard ébahi des forestiers et des gardiennes qui s’étaient regroupés sur la plage pour attendre le départ.

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C’est ainsi que s’achève ce chant d’une des batailles que j’ai menée en tant qu’enchanteresse aux côtés de Naöfel.

Naöfel, à l’instar de son mentor Anira Amessakul, fut bientôt appelé à effectuer de nombreux voyages secrets, tant sur le Vieux Continent que dans les Grandes Îles du Nord que vers la lointaine Ifriqiya afin de tisser des alliances avec des peuples combattant eux aussi les adeptes de la Vraie Foi. S’il ne me donnait point de détails, il se rappelait parfois les sombres avertissements de Thilelli sans pour autant en paraitre affecté malgré l’inquiétude que pourtant j’éprouvais comme une prémonition.

Je souffris longtemps de ses absences, et j’en souffre encore, d’autant plus que les protections de la Grande Sylve s’affaiblissaient dangereusement et que les tentatives d’invasions se faisaient de plus en plus fréquentes. Puis un jour, les mois se succédant désespérément dans ma solitude, Naöfel, parti pour une mission aussi importante qu’indispensable à ses dires, ne revenant pas, il fut officiellement porté disparu par le Conseil des Sages. Mais contrairement à eux, les liens qui nous ont unis, me font toujours percevoir sa présence, quelque part, perdu au-delà du vaste monde. Mais, vivant, certainement, car la grive Ayla chante toujours dans le cœur de mes nuits solitaires.

 Si cette rencontre s’est déroulée durant l’année 248, j’ai rédigé cette histoire environ deux ans plus tard en me basant sur les confidences qu’il me fit alors, car après notre retour dans la clairière du Clan des Séquoias, je devins sa compagne et sa confidente, renonçant par là-même à mon statut d’enchanteresse pour me consacrer à l’écriture et la narration de chroniques sur l’histoire de notre peuple et de ses grands personnages. Dès notre retour, la baie sans nom où se sont déroulés ces évènements caractéristiques de cette époque troublée, prit le nom de Baie de la Sirène. Mais, lorsque son nom fut chanté et connu de tous, d’aucuns préférèrent la nommer plus simplement la Baie de Thilelli, la Baie de la Liberté dans une des nombreuses anciennes langues du Vieux Continent.

La rencontre de Naöfel et Thilelli, par Ydiya, Shaman et conteuse du Clan de la Clairière Sacrée des Séquoias.

 

Capture bois

 

 

 

 

 

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 20/07/2025

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